Sommaire
ILes définitions d'héroïne et d'antihéroïneALa définition d'héroïneBLa définition d'antihéroïneIILe portrait ambigu d'EmmaAUn portrait physique imprécis1Une femme sensuelle : la beauté d'Emma2Les défauts physiques d'EmmaBUn portrait moral complexe digne d'une antihéroïneIIIEmma, héroïne prisonnière de ses illusionsAUn personnage aveugléBEmma, l'incarnation du "bovarysme"CLe roman de la désillusionIVEmma, héroïne tragique ?ALa fatalité selon EmmaBLe poids de la sociétéCLa responsabilité d'EmmaDLa mort du personnage : une mise en scène pathétique et ridiculeVL'empathie de Flaubert pour EmmaA"Madame Bovary, c'est moi"BFlaubert et Emma : en quête d'héroïsmeEmma est l'un des personnages féminins les plus célèbres de la littérature mondiale. L'un des débats les plus importants à son sujet consiste à savoir si elle est une héroïne ou une antihéroïne. Pour cela, il convient d'abord de définir ces deux notions. Flaubert dresse le portrait ambigu d'une jeune femme très jolie et séduisante, mais qui n'atteint toutefois pas la perfection physique. Surtout, il peint une femme double, nerveuse et passionnée, qui se montre souvent injuste et qui s'illusionne sans cesse.
Emma est une victime, dans le sens où elle est prisonnière d'elle-même, de ses rêves. Elle se voit autrement que ce qu'elle est, ce qui a d'ailleurs donné naissance au mot "bovarysme". Elle est persuadée qu'elle est le jouet de la fatalité, comme une héroïne tragique. S'il est vrai qu'elle est victime d'une société moralisatrice et hypocrite, Emma a toutefois sa part de responsabilité dans son malheur. Elle se rêve héroïne, mais se montre souvent antihéroïne, tant ses aspects négatifs sont raillés par Flaubert. Mais l'auteur lui-même est attaché à son personnage principal, auquel il s'identifie. "Madame Bovary, c'est moi" aurait-il dit. Comme elle, il a soif d'héroïsme.
Les définitions d'héroïne et d'antihéroïne
La définition d'héroïne
En littérature, le héros n'est pas simple à définir. Il peut signifier au moins deux choses :
- Un personnage avec des caractéristiques exceptionnelles positives.
- Le personnage principal de l'intrigue.
Traditionnellement, on appelle "héros", et donc "héroïne" pour une femme, un personnage valeureux, noble et vertueux. On attend surtout d'une héroïne qu'elle soit très belle, très douce et très vertueuse. Ces qualités sont essentielles pour caractériser un personnage de "héros".
Dans La Princesse de Clèves, le personnage principal est une jeune femme d'une grande beauté, d'une grande bonté et d'une incroyable vertu. C'est une parfaite héroïne.
La définition d'antihéroïne
En littérature, l'antihéros s'est construit en opposition au héros traditionnel. C'est un personnage qui a des défauts, de nombreuses caractéristiques négatives. Il peut être particulièrement mauvais.
Vautrin est un personnage particulièrement diabolique qui apparaît dans La Comédie humaine de Balzac. Il est laid, méchant et menteur.
Mais l'antihéros, et donc l'antihéroïne, est aussi le personnage qui est complexe. Il n'est pas forcément profondément mauvais, il peut avoir des caractéristiques positives, mais il se montre aussi négatif par moments.
Julien, dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, est un antihéros. Il est positif dans le sens où il est intelligent, il se montre tendre quand il est amoureux, mais il est aussi très négatif, se montrant cruel, et ayant soif de pouvoir et de gloire.
Le portrait ambigu d'Emma
Un portrait physique imprécis
Une femme sensuelle : la beauté d'Emma
Le portrait physique d'Emma Bovary n'est pas très précis. Flaubert laisse tout de même entendre que c'est une jolie femme, caractéristique d'une héroïne. Il donne quelques indications, mais assez peu développées, sur la physionomie d'Emma. Il insiste particulièrement sur les aspects sensuels de son corps. En effet, la jeune femme est souvent décrite à travers le regard des hommes. Outre ses ongles en amande, son nez droit et ses dents très blanches, il y a une insistance sur la rondeur de son corps, la blancheur de sa peau, ses "lèvres charnues" ou encore sa nuque.
Elle n'avait point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Cette phrase tirée du chapitre trois de la première partie souligne que Charles voit Emma comme une personne sensuelle. Il faut réaliser qu'une jeune femme de la campagne qui ne porte pas de fichu est déjà assez atypique, puisqu'on voit ses cheveux, symbole de séduction et de féminité. Par ailleurs, Charles se concentre sur ses épaules dénudées.
[...] elle se renversait pour boire ; et, la tête en arrière, les lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que le bout de sa langue, passant entre ses dents fines, léchait à petits coups le fond du verre.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Dans cette phrase tirée du chapitre trois de la première partie, Flaubert se concentre sur des détails presque érotiques.
Emma est sans doute une jolie femme, mais c'est surtout une femme sensuelle qui attire le regard des autres hommes.
En la voyant, Rodolphe, au chapitre huit de la deuxième partie, note : "Son profil était si calme qu'on n'y devinait rien." Séducteur notoire, il semble déstabilisé par la jeune femme : "Se moque-t-elle de moi ?"
Léon, au chapitre cinq de la deuxième partie, remarque tout de suite Emma, "cette femme à taille mince", et se demande comment il peut la séduire.
Les défauts physiques d'Emma
Toutefois, dans la description physique qu'il livre d'Emma, Flaubert n'hésite pas à relever les défauts de la jeune femme. C'est comme si elle ne pouvait pas être entièrement belle. Emma n'est pas une héroïne au sens classique, elle n'est idéale dans aucun domaine, elle n'est pas parfaitement jolie.
Ses mains ne sont pas belles, Charles en décrit une comme "point assez pâle peut-être, et un peu sèche aux phalanges ; elle était trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes sur les contours." Elle a également un fin duvet noir au-dessus de la lèvre.
Un portrait moral complexe digne d'une antihéroïne
Le portrait moral d'Emma est précis et complexe et donne à voir un personnage ambigu, éloigné des stéréotypes féminins de la pureté ou du mal incarné. C'est le portrait moral d'une antihéroïne. Il a donné lieu à des interprétations très différentes de la part des critiques. Certains la jugent dominée par la vanité, d'autre la peignent comme une grande romanesque. Emma a un caractère changeant.
Par la diversité de son humeur, tour à tour mystique ou joyeuse, babillarde, taciturne, emportée, nonchalante, elle allait rappelant en lui mille désirs, évoquant des instincts ou des réminiscences. Elle était l'amoureuse de tous les romans, l'héroïne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Dans cette citation extraite du chapitre cinq de la troisième partie du roman, Flaubert décrit Emma à travers les yeux de son amant Léon. Son caractère lunatique est souligné.
Si Emma est si changeante, c'est sans doute parce qu'elle emprunte à d'autres les multiples facettes de sa personnalité. Emma joue. Elle est comme une actrice qui se met en scène. C'est la raison pour laquelle elle donne parfois l'impression d'être hypocrite, de tromper son entourage. Elle est lunatique.
Elle avait des dégoûts […] de cette hypocrisie.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Dans cette citation extraite du chapitre cinq de la deuxième partie du roman, Emma elle-même se rend compte de sa duplicité, et ne l'apprécie guère.
Emma est décrite comme fragile. Elle passe d'un extrême à un autre. Elle fait plusieurs fois des malaises, et si Charles et elle déménagent, c'est à cause de sa "maladie nerveuse".
Emma n'a pas le caractère d'une héroïne dans le sens où elle n'est pas l'incarnation du bien ou de la pureté. C'est un personnage aux multiples facettes.
Emma, héroïne prisonnière de ses illusions
Un personnage aveuglé
La plupart du temps, Emma semble aveugle à ce qui l'entoure. Si elle trompe les autres, elle s'illusionne surtout elle-même. Elle n'est jamais lucide sur son propre caractère, sur ses actions.
Était-ce sérieusement qu'elle parlait ainsi ?
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Le narrateur se montre très ironique sur l'aveuglement d'Emma, ce que souligne cette question teintée d'ironie au premier chapitre de la troisième partie.
En utilisant le discours indirect libre, Flaubert souligne à plusieurs reprises le caractère profondément illogique du raisonnement d'Emma.
N'était-il pas, lui, l'obstacle à toute félicité ? [...] Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultait de ses ennuis.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Dans cette citation, c'est d'abord une question d'Emma qui est rapportée au style indirect libre. Le narrateur intervient dans la deuxième partie de la citation, se moquant du manque de logique d'Emma, qui choisit ici un bouc-émissaire.
Emma préfère donc se mentir à elle-même plutôt que d'affronter la réalité, la vérité. Elle se montre assez négative en ce sens, même si elle fait cela de façon inconsciente.
Emma, l'incarnation du "bovarysme"
Le succès du roman Madame Bovary a donné naissance au terme "bovarysme". Ce mot peut signifier plusieurs choses.
On parle de bovarysme pour quelqu'un qui lit énormément de livres.
Toutefois, le "bovarysme" est surtout devenu un terme qui décrit Emma et sa façon de s'illusionner.
Emma incarne cette idée. Elle se rêve héroïne, mais elle ne l'est pas. Elle était une jeune fille rêveuse, elle devient une jeune femme romanesque. Elle espère toujours pouvoir vivre comme dans les romans romantiques qu'elle aime tant. Dans ses rêveries, elle imagine une autre existence, peuplée de stéréotypes romantiques : cascades, lacs suisses ou écossais, vie mondaine parisienne, montagnes, forêts de citronniers, cathédrales blanches. L'imagination d'Emma est nourrie de l'exotisme en vogue chez les auteurs romantiques français. L'imaginaire de la jeune femme est d'ailleurs assez pauvre. Il est nourri de clichés facilement identifiables.
Il est intéressant de noter que si Emma ne cesse de rêvasser au cours du roman, ses illusions se perdent tout de même. En effet, les premiers rêves d'Emma sont racontés au présent, comme si elle avait véritablement l'impression de les vivre. Par la suite, Flaubert utilise l'imparfait et même le conditionnel pour rapporter les rêves d'Emma. Elle a de plus en plus de mal à croire elle-même que cela est possible. Flaubert écrit d'ailleurs : "[...] sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer".
Emma cherche à être une incarnation héroïque, jusque dans sa mort qu'elle veut tragique, mais elle n'y parvient jamais.
Le bovarysme est la faculté de l'être de se concevoir autrement qu'il n'est.
Jules de Gaultier
Le Bovarysme : la psychologie dans l'œuvre de Flaubert
1892
Le roman de la désillusion
Madame Bovary est le roman de la dégradation inéluctable des espérances et des illusions. D'ailleurs, Flaubert convoque souvent les thèmes de la poussière, des cendres, de la pourriture. Le désespoir existentiel d'Emma n'a pas d'autre issue que la mort.
Emma passe sa vie à poursuivre des rêves inaccessibles. Elle passe de désillusion en désillusion. Flaubert raconte l'histoire d'une vie manquée. Emma est prise dans une spirale infernale, qui la mène des rêves au désespoir. Emma est l'illustration de la femme insatisfaite, frustrée par son existence. Elle ne cesse d'essayer d'atteindre le bonheur, mais elle est inlassablement ramenée à sa triste réalité.
Emma est donc une héroïne manquée.
Emma, héroïne tragique ?
La fatalité selon Emma
Le héros ou l'héroïne est intimement lié à la tragédie, c'est un personnage en lutte contre les dieux, contre son destin, contre la fatalité. Par définition, est tragique un destin sur lequel l'homme n'a aucune maîtrise, car il est contrôlé par les dieux. Comme une héroïne de tragédie, Emma accuse la fatalité d'être responsable de sa situation, et ce à plusieurs reprises dans le roman. Elle rejette ainsi toute responsabilité. Ses actions ne lui paraissent jamais la cause de ses malheurs.
Dieu l'avait voulu !
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Emma s'exclame de cette façon, blâmant Dieu, au neuvième chapitre de la première partie.
Au cinquième chapitre de la deuxième partie, Flaubert parle de la "vague empreinte de quelque prédestination sublime" qu'Emma croit avoir sur le front.
Au septième chapitre de la troisième partie, Emma croit que "la Providence s'acharnait à la poursuivre".
Le roman a quelque chose de tragique. À chaque fois qu'Emma est désillusionnée ou triste, quelqu'un se présente et parvient à la divertir :
- Homais lui permet d'acheter ce qu'elle veut pour la divertir.
- Rodolphe vient la séduire.
- Léon réapparaît à Rouen quand elle s'ennuie.
Dès qu'Emma est vulnérable, la tentation frappe à sa porte. Toujours, la tentation se transforme en désillusion. De plus en plus désespérée, de moins en moins confiante en l'avenir et ses rêves, Emma est ainsi conduite au suicide.
Elle semble d'autant plus victime du destin que le narrateur présente tout de suite au lecteur la véritable personnalité des personnages. Le lecteur sait donc qu'Emma va se faire duper par Rodolphe, que Lheureux n'est pas un être sympathique, et que Léon est un lâche.
À la fin du roman, Emma est abandonnée par tous ceux sur lesquels elle croyait pouvoir compter. Elle se montre digne face à ses amants qui la repoussent. Elle pense que la mort est la seule issue.
Mais contrairement à une héroïne de tragédie, Emma a le choix. Elle ne se tourne pas vers son mari, alors que la suite du roman laisse penser qu'il l'aurait aidée. Elle s'invente une histoire, une position inextricable. Sa situation est sans doute dramatique, mais jamais tout à fait tragique.
Flaubert joue avec le thème du tragique. Il reprend ainsi la figure de l'aveugle, traditionnellement associé au devin dans la tragédie antique. C'est un voyant, celui qui prévoit l'avenir. Il annonce souvent le châtiment des dieux.
Dans Madame Bovary, il apparaît dans la troisième partie aux chapitre cinq et sept, puis lorsque Emma agonise au chapitre huit. Chacune de ses apparitions semble rappeler à Emma son destin. Il est notamment caractérisé par son rire, comme s'il se moquait d'elle, de sa bêtise.
Le poids de la société
Emma n'est peut-être pas victime du destin, mais elle est assurément victime de la société dans laquelle elle évolue. Comme de nombreuses jeunes femmes du XIXe siècle, elle a été élevée dans un couvent, protégée des réalités du monde. C'est donc une personne naïve. Elle n'a découvert l'homme qu'à travers le prisme de la fiction, en se plongeant dans des romans romantiques et mielleux.
On voit bien que Léon et Rodolphe peuvent avoir une amante sans grande difficulté, et sans être rejetés par la société. Emma, par contre, par sa condition de femme, ne jouit pas de la même liberté. Les fameuses commères du village, madame Tuvache en tête, rappellent bien que les femmes ne doivent pas "agir comme des hommes", ce qui signifie qu'elles ne peuvent pas être libres.
De même, Emma ne peut pas travailler. Elle ne peut donc pas dépenser son propre argent, elle est dépendante de son époux. Elle est forcée de mentir pour pouvoir obtenir une procuration de Charles. Ignorante des questions d'argent, elle dépense sans compter, car elle n'a aucune idée de ce qu'elle fait, n'ayant pas été éduquée pour.
Une femme de trente ans, en France, n'a pas les connaissances acquises d'un petit garçon de quinze ans ; une femme de cinquante, la raison d'un homme de vingt-cinq.
Gustave Flaubert
Correspondance
Flaubert déplore le statut des femmes dans la société du XIXe siècle.
Dans le cas d'Emma, fille de cultivateur, les quelques rudiments de savoir qu'elle a reçus sont même néfastes. En effet, cela crée chez elle un sentiment de supériorité sur son milieu d'origine qu'elle n'arrivera pas à dépasser, et qui provoquera sa mélancolie.
Emma est prise au piège. Elle est victime d'elle-même et de ses élans sentimentaux ; mais elle est aussi victime des autres, de sa belle-mère qui est odieuse avec elle, de Lheureux qui l'accable, de Charles qui ne voit rien.
La responsabilité d'Emma
Emma joue toutefois un rôle prépondérant dans son propre destin. L'idée d'être une héroïne tragique lui plaît, car cela lui rappelle ses lectures romanesques et les personnages féminins qui y sont conduits à la mort. Cependant, c'est une interprétation de la réalité, pas ce qui se passe effectivement.
La vie d'Emma lui paraît terne et triste justement, car elle est aveuglée par la littérature dans laquelle elle s'est plongée adolescente. Emma est naïve. Elle veut absolument vivre dans un roman, et elle refuse de voir les choses telles qu'elles sont. Elle se fait ainsi facilement séduire par Rodolphe qui utilise pourtant des manières romantiques assez grotesques (il parle de sa rencontre avec Emma en rêve). Si Emma aime à convoquer le destin, c'est parce qu'elle est incapable de réaliser que ses actions ont des conséquences. Elle préfère condamner tous les autres que se juger elle-même.
La mort du personnage : une mise en scène pathétique et ridicule
Un véritable héros, selon les codes de la tragédie, connaît une mort noble et tragique. Ce n'est pas le cas d'Emma, qui met en scène sa propre mort, comme elle a essayé de mettre en scène sa vie.
Elle y parvient dans une certaine mesure, mais elle n'a pas la fin tragique qu'elle espérait. La scène est pathétique, Flaubert insiste sur la souffrance d'Emma et la tristesse de Charles qui la découvre agonisante. Mais le réalisme avec lequel il décrit les détails cliniques de l'agonie ne permettent pas de parler de fin tragique.
Flaubert insiste sur les suées, les vomissements, les halètements et la couleur bleutée que le corps d'Emma prend.
La présence de l'aveugle, qui assiste à la mort d'Emma et chante, souligne l'ironie de Flaubert et enlève de la dignité à cette mort. De plus, tous les personnages qui assistent à cette mort ont des réactions un peu grotesques.
Flaubert peint d'ailleurs Emma en coquette jusque dans la mort. En effet, elle se tourne vers son miroir, comme pour vérifier si elle est assez belle pour mourir, ce qui est tout à fait ridicule dans un moment d'agonie.
En effet, elle regarda tout autour d'elle, lentement, comme quelqu'un qui se réveille d'un songe ; puis, d'une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu'au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l'oreiller.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Flaubert ne permet pas à Emma de mourir dignement. Son visage est déformé par la douleur, et elle meurt en criant, sans recevoir l'absolution. Elle n'a pas la possibilité de se racheter.
Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s'éteignent, à la croire déjà morte, sans l'effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l'âme eût fait des bonds pour se détacher.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Les choix que Flaubert fait pour mettre en scène la mort d'Emma soulignent qu'elle n'a pas accès au statut d'héroïne tragique. Ses défauts, tant physiques que moraux, la façon dont elle s'illusionne qui s'approche parfois de la bêtise, son attrait pour la mise en scène et les aspects ridicules de sa mort qu'elle s'est elle-même infligée, tendent à faire d'Emma une antihéroïne.
L'empathie de Flaubert pour Emma
"Madame Bovary, c'est moi"
Apocryphe
Apocryphe est un terme attribué à un écrit dont l'authenticité n'est pas établie.
Outre le terme "bovarysme", le roman a donné naissance à une célèbre citation : "Madame Bovary, c'est moi." Cette formule est vraisemblablement apocryphe. On attribue souvent à Flaubert cette boutade, qu'il aurait pu dire lors de son procès. En vérité, rien ne prouve qu'il ait réellement dit ou écrit une telle chose. Cette formule est plutôt en contradiction avec d'autres déclarations de Flaubert, qui assure que le roman n'a rien d'autobiographique.
Madame Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire totalement inventée ; je n'y ai rien mis de mes sentiments ni de mon existence.
Gustave Flaubert
Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie
18 mars 1857
Cependant, la formule est restée. Elle tend à prouver que Flaubert nourrit une grande empathie pour son héroïne. Il s'identifie à elle, tant et si bien que le lecteur lui-même s'identifie à elle. S'il est difficile de parler d'antihéroïne pour Emma, c'est en partie pour cela. Flaubert a fait en sorte que le lecteur se sente proche d'elle, tout comme il se sent proche d'elle, et il est difficile de la condamner, ou de se concentrer sur ses aspects négatifs.
Une personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la correspondante de Flaubert, me racontait dernièrement que Mlle Bosquet ayant demandé au romancier d'où il avait tiré le personnage de Mme Bovary, il aurait répondu très nettement, et plusieurs fois répété : "Mme Bovary, c'est moi ! - D'après moi."
René Descharmes
Flaubert. Sa vie, son caractère et ses idées
1857
La formule est restée. D'autres déclarations étoffent l'idée qu'Emma est un double de Flaubert, comme Baudelaire qui écrit que Flaubert a réussi à "se faire femme".
Si le statut d'Emma est difficile à cerner, c'est parce que Flaubert lui-même semble hésiter. Il a souvent moqué son héroïne, et il se montre particulièrement ironique à son égard, mais il fait également preuve d'une grande compassion envers elle, ce qui pousse le lecteur à se sentir proche d'Emma, à partager ses souffrances, et à s'attrister de son sort. L'identification de Flaubert à Emma va d'ailleurs très loin, puisqu'il parle de lui comme s'il était elle.
J'en ai encore pour quinze jours encore à naviguer sur ces lacs bleus, après quoi j'irai au bal et passerai ensuite un hiver pluvieux, que je clorai par une grossesse.
Gustave Flaubert
Lettre à Louise Colet
27 mars 1852
Flaubert s'identifie totalement à Emma ici, utilisant "je" pour parler d'elle.
Flaubert et Emma : en quête d'héroïsme
Le pessimisme bien connu de Flaubert est lié à sa constatation que les hommes sont menteurs, méchants, lâches et cruels. Il associe à l'humanité des caractéristiques particulièrement négatives, mais c'est un homme qui a toujours cherché le meilleur, en témoigne ses journaux, ses lettres, ses écrits de jeunesse. C'est un homme qui est en quête d'héroïsme.
Emma est comme lui. Elle a soif d'héroïsme, soif d'aventures, soif de beau et de grand. Elle se trompe, elle s'illusionne, mais elle refuse de renoncer à ses espoirs, à ses rêves. Elle est prête à aller jusqu'au bout pour les réaliser. Pour Baudelaire, d'ailleurs, Emma Bovary est héroïque justement parce qu'elle persiste.
Ainsi, Emma n'est peut-être pas un héroïne au sens tragique. Certains traits de son caractère la rapprochent même d'une antihéroïne, d'un personnage négatif. Toutefois, Flaubert en fait un être complexe, assoiffé de vie, désireux de connaître la grandeur. L'empathie de l'écrivain pour son personnage, la façon dont il s'identifie à elle quelquefois, font d'Emma un être attachant, qui semble parfois s'approcher de l'héroïsme, même si c'est de façon désespérée. Emma n'est pas une héroïne, mais elle a soif d'en être une, et cela l'anoblirait presque.