Sommaire
IUne publication scandaleuseAUne parution marquée par la censureBLes éditions en volumesIILa réception critique de l'œuvreIIILe procès de FlaubertAFlaubert poursuivi en justiceBLe réquisitoireCLa plaidoirieDL'acquittementIVUne œuvre qui questionne la société moraliste du XIXe siècleALa question de la moralitéBFlaubert : une nouvelle éthique de l'écritureLa publication de Madame Bovary se fait en feuilletons, dans la Revue de Paris. Le roman a été censuré avant de paraître, mais Flaubert s'emporte particulièrement quand on veut supprimer des passages qu'il juge essentiels. Après la publication en feuilletons, le roman paraît dans différentes maisons d'édition, en plusieurs volumes.
De nombreuses critiques sont défavorables, car le roman est jugé amoral, mais plusieurs grands auteurs de l'époque le soutiennent. Le succès est immédiat, sans doute en raison du scandale qui entoure l'œuvre. Un procès pour immoralité est intenté contre Flaubert, dont il ressort acquitté. La raison pour laquelle le roman est jugé amoral est que la société française du XIXe siècle est particulièrement prude et corsetée dans des morales religieuses. La nouvelle éthique de Flaubert vient remettre en question ce fonctionnement.
Une publication scandaleuse
Une parution marquée par la censure
La publication de Madame Bovary est laborieuse. En avril 1856, Flaubert vend son manuscrit à la Revue de Paris. Son ami Maxime Du Camp, codirecteur de cette revue, lui conseille de faire des modifications et des coupures afin d'alléger le texte. Flaubert y consent et supprime une trentaine de pages. Il découvre ensuite que le texte a encore été retouché, se met en colère et rétablit les passages supprimés. Le roman peut alors paraître, sous forme d'épisodes qu'on appelle des feuilletons.
Mais au mois de décembre 1856, au moment de la parution du cinquième numéro, on demande à Flaubert de retirer la scène du fiacre en invoquant la réaction défavorable que pourrait avoir le lecteur en lisant ce passage à la limite de l'outrage à la morale publique. C'est la scène où l'on comprend qu'Emma s'abandonne à Léon.
Des considérations que je n'ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre. Ses scrupules s'étant renouvelés à l'occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d'enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n'y voir que des fragments et non pas un ensemble.
Gustave Flaubert
Avis de Flaubert qui précède le dernier feuilleton de Madame Bovary
1856
À cette époque, la Revue de Paris est menacée de disparaître, car sa ligne éditoriale est jugée trop libérale. Flaubert accepte avec regret la suppression de cette scène, mais lorsqu'il apprend qu'on veut couper trois passages dans le sixième et dernier numéro, il explose. Il refuse que son texte soit publié avec les coupures. Son ami Du Camp parvient à le calmer, et il accepte à la condition qu'une note précise qu'il ne s'agit que de "fragments" de l'œuvre.
Le succès du roman est impressionnant, et la note de Flaubert sur la censure participe à ce succès, car elle ajoute quelque chose de scandaleux.
Les éditions en volumes
Ce n'est qu'en avril 1857 que l'éditeur Michel Lévy publie Madame Bovary en deux volumes. Le roman remporte un vif succès puisque les 15 000 exemplaires du premier tirage ne suffiront pas et qu'il faudra en faire un deuxième.
En 1862 et 1869 paraissent deux autres éditions originales. Flaubert se fâche ensuite avec son éditeur, et en 1874, une nouvelle édition paraît chez Charpentier. C'est l'édition définitive. On y trouve notamment des informations sur le procès intenté à l'auteur. La dernière édition originale paraît chez Lemerre en 1874.
En général, c'est l'édition Charpentier qui est reprise aujourd'hui.
La réception critique de l'œuvre
Le livre de M. Gustave Flaubert a eu un succès éclatant et rapide, et ce succès n'est pas épuisé.
Barbey-d'Aurevilly
Article publié dans Le Pays
6 octobre 1857
Le succès de l'œuvre se mesure au nombre de comptes rendus qui paraissent dans la presse. Entre 1857 et 1858, plus d'une trentaine d'articles sont écrits, ce qui est conséquent pour l'époque. Quatre de ces articles sont signés par des grands noms de la littérature : Baudelaire, George Sand, Barbey-d'Aurevilly et Sainte-Beuve.
Les critiques lient de façon presque systématique Flaubert à Balzac. Qu'il soit salué ou dénigré, Flaubert semble être devenu son digne successeur. À ceux qui accusent le livre d'être immoral, les défenseurs de Flaubert rappellent le suicide d'Emma, qui peut servir de punition.
Baudelaire apprécie particulièrement le souci esthétique de Flaubert : "Ce souci remarquable de la Beauté."
Lamartine est enthousiaste : "Vous m'avez donné la meilleure œuvre que j'aie lue depuis vingt ans."
Victor Hugo félicite Flaubert : "Vous êtes, Monsieur, un des esprits conducteurs de la génération à laquelle vous appartenez."
Alexandre Dumas loue le style de Flaubert, écrivant que Madame Bovary est "brillante de style, la phrase a des tours pittoresques et des terminaisons inattendues et insolites qui lui donnent comme style une supériorité sur la phrase de Balzac."
Il est indifférent à ce qu'il décrit avec le scrupule de l'amour. Si l'on forgeait à Birmingham ou à Manchester des machines à raconter ou à analyser en bon acier anglais, qui fonctionneraient toutes seules par des procédés inconnus de dynamique, elles fonctionneraient absolument comme M. Flaubert. On sentirait dans ces machines autant de vie, d'âme, d'entrailles humaines que dans l'homme de marbre qui a écrit Madame Bovary avec une plume de pierre, comme le couteau des sauvages.
Barbey d'Aurevilly
Article publié dans Le Pays
6 octobre 1857
Barbey d'Aurevilly reconnaît les qualités littéraires de Flaubert, mais lui reproche son insensibilité.
Le procès de Flaubert
Flaubert poursuivi en justice
Dans une lettre datée du 14 janvier 1857, Flaubert précise qu'il a eu à "comparaître devant le juge d'instruction et que la procédure a commencé". En effet, alertée par le succès de l'œuvre, la justice décide de poursuivre Flaubert pour "outrage à la morale publique et religieuse et outrage aux bonnes mœurs". Pichat, le directeur de la Revue de Paris, et Pillet, l'imprimeur, sont également poursuivis en justice.
L'année 1857 est restée célèbre dans les annales des procès intentés à la littérature. Flaubert (pour Madame Bovary) et Baudelaire (pour Les Fleurs du mal) ont tous deux comparu devant le tribunal correctionnel de la Seine, pour outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs. Dans les deux cas, le procureur impérial est Ernest Pinard. Flaubert est acquitté, et Baudelaire condamné.
Le procès a lieu du 29 janvier au 7 février 1857.
Le réquisitoire
Réquisitoire
Le réquisitoire est un discours argumentatif prononcé par un avocat contre un accusé.
Celui qui prononce le réquisitoire contre Flaubert est Ernest Pinard. Son discours présente des arguments précis afin d'étayer sa thèse selon laquelle le roman est immoral.
Il dénonce le caractère "lascif" et l'inclination au plaisir de l'amour de l'héroïne, que l'on retrouve dans tout le roman. Pinard s'appuie sur "les détails lascifs" qui transparaissent dans tout le roman. Il cite ainsi la scène de la mort d'Emma.
Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1856
Cet extrait est cité comme témoignant de la "lascivité" d'Emma.
C'est à vous de juger et d'apprécier si c'est là le mélange du sacré au profane, ou si ce ne serait pas plutôt le mélange du sacré au voluptueux.
Ernest Pinard
Au procès de Flaubert
1857
Pinard dénonce l'obscénité de la scène de l'agonie d'Emma.
Ernest Pinard dénonce également les atteintes aux valeurs morales et chrétiennes : adultère et suicide du protagoniste.
Il rappelle la vulnérabilité du lecteur, à savoir "des jeunes filles" ou encore "des femmes mariées", qui se laisseront séduire et influencer par les comportements d'Emma après la lecture de telles scènes.
Les peintures lascives ont généralement plus d'influence que les froids raisonnements.
Ernest Pinard
Au procès de Flaubert
1857
Pinard dénonce un livre qu'il estime être corrupteur.
Il dénonce l'absence de condamnation de l'adultère par les personnages et par l'auteur.
Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. [...] Donc, si, dans tout le livre, il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s'il n'y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri, c'est moi qui ai raison, le livre est immoral !
Ernest Pinard
Au procès de Flaubert
1857
Il dénonce la disqualification de tous les personnages, sauf l'héroïne. Il en conclut qu'"Emma n'est point condamnable" puisqu'elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté ; elle meurt après avoir eu deux amants, laissant un mari qui l'aime, qui l'adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres d'une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l'aimera encore davantage au-delà du tombeau. D'après lui, Emma triomphe à la fin du roman.
Enfin, il dénonce l'appartenance de l'auteur au mouvement réaliste, qui, à l'époque, est synonyme d'immoralité.
La plaidoirie
Plaidoirie
La plaidoirie est le discours prononcé par un avocat pour défendre son client.
La plaidoirie est prononcée par un ami de la famille Flaubert, l'avocat et ancien président de l'Assemblée nationale, Maître Senard.
Il débute sa plaidoirie par un portrait personnel et flatteur de l'auteur. Il défend son client au nom d'une conception utilitariste de l'œuvre d'art et des mêmes valeurs éthiques et morales que Maître Pinard. Il utilise donc les mêmes exemples et arguments afin de les retourner en faveur de Flaubert.
En ce qui concerne le réalisme, Maître Senard souligne que Flaubert n'appartient à aucun mouvement littéraire. Il spécifie aussi que les citations de Maître Pinard sont trop courtes et sorties de leur contexte. Il rappelle que la mort d'Emma apparaît comme une leçon morale. Il faut rappeler que le réalisme est considéré comme amoral. Les contemporains de Flaubert y voient une volonté de perdre le sordide et le vulgaire sans jamais rien condamner. Le débat sur la moralité de l'œuvre est lié à cette querelle sur le réalisme.
L'acquittement
Flaubert est acquitté le 7 février 1857. Le texte du jugement confirme l'embarras du tribunal face à l'ambiguïté de l'œuvre. Toutefois, il reconnaît que Madame Bovary témoigne parfois d'un réalisme vulgaire.
Voilà ce que l'on peut lire en conclusion du jugement : "Que la littérature, comme l'art, pour accomplir le bien qu'elle est appelée à produire, ne doit pas seulement être chaste et pure dans sa forme et dans son expression."
Cette Bovary que vous aimez a été traînée comme la dernière des femmes perdues sur le banc des escrocs. On l'a acquittée, il est vrai, les considérants de mon jugement sont honorables, mais je n'en reste pas moins à l'état d'auteur suspect, ce qui est une médiocre gloire.
Gustave Flaubert
Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie
Février 1858
Une œuvre qui questionne la société moraliste du XIXe siècle
La question de la moralité
Plusieurs critiques avaient dit : Cette œuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l'auteur. Où est-il, le personnage proverbial et légendaire, chargé d'expliquer la fable et de diriger l'intelligence du lecteur ? En d'autres termes, où est le réquisitoire ? Absurdité ! Éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! - Une véritable œuvre d'art n'a pas besoin de réquisitoire. La logique de l'œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c'est au lecteur de tirer les conclusions de la conclusion.
Charles Baudelaire
Article publié dans L'Artiste
18 octobre 1857
Si l'œuvre de Flaubert fait scandale, c'est parce que la société française du XIXe reste très puritaine et attachée à une certaine idée de la moralité, fortement liée à la religion catholique.
La liberté de l'homme est conditionnelle, car il est marqué par le péché originel (la pomme du jardin d'Eden mangée par Eve et Adam). La tentation du mal pèse sur lui. La censure existe encore au XIXe siècle avec pour but de protéger la moralité des hommes. Tout le siècle est marqué par des procès pour atteinte à la morale ou aux bonnes mœurs :
- Baudelaire avec Les Fleurs du Mal
- Les frères Goncourt pour un article
- Barbey d'Aurevilly pour Les Diaboliques
Madame Bovary choque, car c'est un roman où plusieurs passages sont jugés très sensuels, et où Emma s'adonne à l'adultère. Il est toutefois intéressant de noter que dans la version finale de son roman, Flaubert semble s'être lui-même autocensuré. En effet, dans les scénarios, on trouve des termes beaucoup plus crus que dans la version publiée pour décrire la sexualité.
Flaubert se défend d'ailleurs vivement d'avoir écrit un roman amoral ou irréligieux.
La moralité d'une œuvre consiste-t-elle dans l'absence de certains détails qui, pris isolément, peuvent être incriminés ? ne faut-il pas plutôt considérer l'impression qui en résulte, la leçon indirecte qui en ressort ?
Gustave Flaubert
Correspondance
Janvier 1857
La fin du roman n'absout pas l'héroïne, ne légitime pas ses actions, ne lui donne pas raison. À cette question de la morale, Flaubert oppose des grands écrivains qui n'ont pas hésité à s'attaquer à ce sujet : Rabelais, Montaigne, Molière, l'abbé Prévost, Beaumarchais et Balzac.
Après l'acquittement de Flaubert, la querelle sur la moralité de Madame Bovary prend fin.
Flaubert : une nouvelle éthique de l'écriture
Flaubert promeut une autonomie de l'art, une éthique de l'écriture. Pour lui, l'artiste ne doit pas subordonner son projet. Il va même plus loin, estimant que les fins édifiantes servent à soutenir les mœurs en usage, mais perdent donc de l'intérêt.
La littérature ne doit pas servir son temps, elle doit être autonome. Il rappelle qu'il ne juge pas dans son roman, qu'il ne parle pas du Bien et du Mal : il montre les choses telles qu'elles sont, et ce sont les mœurs réelles des bourgeois qu'il décrit dans Madame Bovary. Il n'est ni juge, ni prêtre, ni tentateur. Il dépeint seulement son époque.
Flaubert construit une nouvelle conception de l'éthique de l'écriture fondée sur un travail intransigeant de la prose. Il réfute l'idée que son roman est immoral, il reproche au contraire à ses propres censeurs leur immoralité.
Voilà la vraie immoralité : l'ignorance et la Bêtise !
Flaubert
Correspondance
12 janvier 1877
Ce qui intéresse l'écrivain, c'est la poésie d'une œuvre littéraire, c'est la beauté, ce qui le pousse à affirmer, comme Baudelaire, que "ce qui est beau est moral". Il déplace ainsi les critères de moralité et d'immoralité de son temps. Il ne considère pas l'art selon les critères des valeurs moralisatrices du XIXe siècle, il veut au contraire qu'on s'intéresse à la "poétique insciente" propre à chaque œuvre. Cela signifie qu'il s'intéresse à ce qui, dans une œuvre d'art, échappe à la science, aux connaissances acquises. D'une certaine façon, on peut dire que Flaubert est partisan de "l'Art pour l'Art".
Quand sera-t-on artiste, rien qu'artiste, mais bien artiste ? Où connaissez-vous une critique qui s'inquiète de l'œuvre en soi, d'une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s'est produite et les causes qui l'ont amenée ; mais la poétique insciente ? D'où elle résulte ? Sa composition, son style ? Le point de vue de l'auteur ? Jamais !
Gustave Flaubert
Correspondance
1869