Comment Madame de Lafayette et Bertrand Tavernier adaptent-ils l'arrière-plan historique du XVIe siècle à leurs époques respectives ?
Quelle est la source d'inspiration de Tavernier pour son film La Princesse de Montpensier ?
Quelle fonction Madame de Lafayette confère-t-elle à la guerre ?
Sur quel acte monstrueux s'ouvre le film de Tavernier qui refuse d'occulter l'horreur de la guerre ?
Chez Madame de Lafayette, qui sera la principale victime de la passion amoureuse ?
Dans le film de Tavernier, quel détail est symbolique de la liberté qu'il s'accorde par rapport à la nouvelle ?
"La Princesse de Montpensier" est une nouvelle précisément ancrée dans une époque trouble, celle des guerres de religion. Le trouble que traverse la France à l'époque n'est pas sans rappeler le trouble auquel les personnages seront confrontés au cours de la nouvelle, à cause de leurs sentiments. Ainsi, il est intéressant d'étudier la différence de traitement de l'arrière-plan historique dans les deux œuvres étudiées, car cet écart est intimement lié à l'époque de leur création. Tout d'abord, les sources de la nouvelle et du film sont différentes et cela conduit intrinsèquement à des différences de traitement. Ensuite, l'arrière-plan historique, lié aux guerres de religion, est lui aussi abordé de deux façons différentes selon l'emploi qui lui est conféré. Enfin, il en va de même pour le traitement de la passion amoureuse et le sort réservé à l'héroïne.
Des sources précises
Les sources des deux œuvres étudiées sont différentes. Tout d'abord, celles de Madame de Lafayette sont historiques, car elle souhaite ancrer son histoire dans un cadre qui soit ni trop éloigné de celui de ses lecteurs, ni contemporain. En choisissant le XVIe siècle, elle se lance donc dans un travail d'historienne. Elle lit de nombreux ouvrages historiques dont Histoire des guerres civiles de France de Davila, se renseigne précisément sur une époque peu éloignée de la sienne dont la violence est encore dans tous les esprits, afin de proposer un cadre qui soit le plus proche possible de la réalité. En plus des événements liés à la guerre, son œuvre témoigne également de la vie à la cour de France. Ici, ce sont les ouvrages de Brantôme et son expérience personnelle qui l'ont aiguillée. Madame de Lafayette est aux premières loges pour observer et rendre compte de l'hypocrisie de ce milieu qu'elle connaît parfaitement.
Tavernier, réalisateur du XXe siècle, n'a pas le même rapport avec le XVIe que Madame de Lafayette. De plus, il est question pour lui d'adapter la nouvelle à l'écran, non de faire d'une histoire réelle un récit fictif. D'ailleurs, il ne s'agit pas précisément d'adapter la nouvelle mais de travailler à partir d'un scénario élaboré par François-Olivier Rousseau. Mais comme Madame de Lafayette, le travail de Tavernier débute par une documentation précise sur le sujet qu'il souhaite traiter, ensuite, il laisse libre cours à son imagination afin de combler les blancs. Le travail de reconstitution concerne également les personnages dont celui d'Anjou souvent représenté de manière caricaturale. Ce qui l'intéresse n'est donc pas le sujet historique en lui-même mais bien les histoires qui lui confèrent une certaine consistance. De même, si Tavernier choisit d'aborder un sujet historique précis, c'est parce que celui-là lui permet de faire écho à la société actuelle à travers le destin de personnages affrontant une société souvent cruelle.
Madame de Lafayette et Tavernier ont donc un rapport différent avec le cadre historique du XVIe du fait de leur époque qui sont très différentes mais également du fait de leur projet qui diffère dès la genèse.
La transposition de l'horreur de la guerre
En choisissant comme cadre le XVIe siècle, Madame de Lafayette ne pouvait pas passer sous silence les guerres de religion qui fracturent la France à l'époque, opposant les catholiques aux protestants. Celles-ci se déroulent de 1562, date de la première offensive, au 30 avril 1598 où le roi Henri IV signe l'"Édit de Nantes", mettant ainsi fin aux guerres de religion. Cependant, même s'ils sont relatés, ces événements ne sont présents que de manière anecdotique, à travers notamment les références aux batailles. Pourtant, les bornes temporelles de la nouvelle se situent pleinement dans ce contexte meurtrier. En effet, l'intrigue débute en 1566 avec le mariage de Marie et se termine en 1572, année marquée par la terrible nuit de la Saint-Barthélemy au cours de laquelle Chabannes trouve la mort.
Alors que Madame de Lafayette ne développe pas longuement sur la violence de cette période, Tavernier insiste davantage sur les combats et leur absurdité. Le film s'ouvre sur une scène de bataille et plus précisément sur ce qui suit la bataille : la vision des morts laissés sur le champ de bataille, mais aussi les mourants qui sont achevés. De plus, à cette époque, les deux camps se battaient dans l'anonymat le plus complet, car seules les bannières permettaient de distinguer les ennemis qui ne portent pas d'uniforme. Cette absence de marque distinctive renforce encore l'absurdité de cette lutte fraternelle qui oppose des frères se battant pour le même Dieu comme l'explique Chabannes à Marie. D'ailleurs, Chabannes, même s'il refuse dans les deux œuvres de prendre part à cette guerre, a un rapport à celle-ci différent dans la nouvelle et dans le film. Il refuse certes de prendre part à ces affrontements fratricides dans la nouvelle, mais Tavernier y ajoute le récit d'un événement d'une extrême violence, nuançant également ce personnage. Ce dernier est montré en pleine bataille en train de tuer une femme enceinte. Cet acte monstrueux le poursuivra jusqu'à sa mort qu'il trouve la nuit de la Saint-Barthélemy en sauvant une femme.
La vision de la guerre proposée par les deux artistes est donc différente dans son traitement. Madame de Lafayette en propose une vision moins brutale, atténuée, afin de ne pas choquer ses lecteurs car la lutte entre protestants et catholiques est encore présente dans tous les esprits. La blessure n'est pas entièrement refermée et la révocation de l'Édit de Nantes par Louis XIV en 1685 en est la preuve. Il en va de même pour le traitement de la passion amoureuse, sujet délicat à traiter au XVIIe siècle.
La transposition de la passion amoureuse
La passion amoureuse est un sujet sensible à l'époque de Madame de Lafayette, car elle ne correspond pas à la vertu. On lui préfère l'amour précieux qui place les amants sur un pied d'égalité, libérés de toute entrave et de la passion. La place que Marie occupe dans la société est également imposée par les codes comportementaux de l'époque. Ainsi, elle doit respecter la décision de ses parents et notamment celle de son père quant au choix de son futur époux. Elle n'a, à ce sujet, aucune liberté. De plus, une fois mariée, elle doit être totalement soumise à un époux qu'elle ne connaît pas et qu'elle ne voit que très peu. À travers sa nouvelle, Madame de Lafayette renseigne également les lecteurs sur l'éducation faite aux filles. En effet, lors de son mariage, Marie est totalement innocente, elle ne sait pas ce qui va lui arriver lors de la nuit de noces et n'a pas été éduquée comme pouvaient l'être les garçons à l'époque. C'est Chabannes qui jouera auprès d'elle ce rôle d'éducateur en lui enseignant plusieurs matières comme le préconise l'éducation humaniste et ceci afin qu'elle puisse tenir sans lui faire honte, le rôle lié à son rang à la Cour de France.
Le personnage de Marie est traité différemment chez Tavernier qui refuse la sentence jugée trop sévère de Madame de Lafayette, conduisant la jeune femme à la mort. Ainsi, c'est une autre vision de son destin que propose le film. L'écart le plus important concerne la nuit d'amour que le réalisateur offre à Marie et Henri alors que dans la nouvelle, le jeune femme reste vertueuse jusqu'à la fin. La jeune héroïne est un personnage qui évolue tout au long du film ce qui confère à l'œuvre un caractère initiatique. Enfin, elle prend son destin en main, contrairement à la nouvelle où elle meurt de désespoir après avoir appris la trahison de l'homme qu'elle aime. Dans le film, c'est elle qui le quitte sèchement après avoir compris que l'amour qu'il lui portait n'était pas l'amour idéal dont elle avait rêvé. Le dernier plan est symbolique puisqu'il montre Marie marchant dans la neige, accompagnée par la voix de Chabannes. Tavernier explique dans l'avant-propos du film : "J'ai choisi une fin ouverte où elle retrouve Chabannes, pour laisser le spectateur libre de son jugement." Ce dernier élément est important et illustre bien l'écart entre les deux créations. Chez Madame de Lafayette, la liberté des femmes est loin d'être acquise, même si les précieux souhaitent davantage de liberté, c'est Marie qui meurt seule, abandonnée au couvent, trahie par un amour inaccessible. Tavernier n'impose pas de fin moralisatrice, il laisse la liberté au spectateur de décider du sort de l'héroïne, cette dernière annonçant simplement qu'elle se retirait de l'amour comme Chabannes s'était retiré de la guerre.
Les deux œuvres étudiées, la nouvelle et le film, proposent donc deux traitements différents de l'arrière-plan historique du XVIe siècle, car leurs auteurs appartiennent à deux époques totalement différentes et suivent un projet artistique unique. Alors que Madame de Lafayette ancre des personnages en lien avec des personnes réelles, dans un cadre historique précis, Tavernier travaille à partir d'une œuvre fictive qu'il compte adapter. Là où le réalisateur s'écarte de l'œuvre du XVIIe siècle, c'est dans le traitement violent de la guerre et dans la liberté qu'il accorde à Marie alors que Madame de Lafayette fait l'inverse, elle atténue les scènes de guerre pour insister sur le destin tragique et funeste de Marie.