Métropole 2016, voie ES
L'historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France.
Pour le sujet "L'historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France", quel plan peut être adopté ?
Qu'est-ce que le "résistancialisme" ?
À quelle occasion le résistancialisme semble-t-il atteindre son apogée ?
Quel événement marque le réveil de la mémoire juive ?
Sous le mandat de quel président l'État a-t-il reconnu sa responsabilité dans la déportation des Juifs ?
Quel est l'historien qui a, le premier, écorné le mythe résistancialiste ?
"La France a mal à sa Seconde Guerre mondiale". Cette expression pour le moins percutante de l'historien Robert Frank, membre de l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP), résume à elle seule la difficulté rencontrée par la société française au cours de la seconde moitié du XXe siècle à assumer les "années noires", tiraillée qu'elle fut entre le désir de réécrire un passé peu glorieux et la nécessité impérieuse de comprendre les ressorts de cette faillite politique et morale qu'ont constitué la débâcle et la période de l'Occupation.
Cette difficulté à assumer le passé a conduit la société française à construire une mémoire de l'événement sensiblement différente de la réalité historique. Individuellement ou collectivement, consciemment ou inconsciemment, les Français ont en effet réécrit l'histoire. Les historiens ont quant à eux tenté de rétablir une vérité historique fondée sur des documents et des faits précis ; ils ont analysé les faits au prisme d'archives et ce dans le but de produire un récit distancé et critique de la période et de tendre à une certaine objectivité. Il paraît donc opportun de s'interroger sur les relations que la mémoire et l'histoire entretiennent : quel rôle les historiens ont-ils eu dans l'évolution de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale depuis la Libération ?
Dans un premier temps, il nous appartiendra de montrer que l'Histoire, qui nécessite une certaine distance critique et l'accès aux archives, a été impuissante à endiguer la vague résistancialiste quand elle ne l'a pas accompagnée. Mais l'ouverture des archives et le "refroidissement" de l'objet d'étude ont permis, à partir des années 1970, la construction progressive d'un récit historique et une évolution de la mémoire de l'événement.
La construction du mythe résistancialiste (Henry Rousso) : une histoire sans historien ?
Une France meurtrie, traumatisée et divisée
L'occupation allemande de 1940 - 1944 traumatise les Français et blesse leur orgueil ; considérée comme la première armée du monde depuis sa victoire sur l'Allemagne en 1918, l'armée française a en effet été balayée en six semaines en mai-juin 1940. Après l'armistice signé le 22 juin 1940 à Rethondes, le territoire est divisé et pour partie occupé. La collaboration divise par ailleurs les Français : une minorité de collaborationnistes militent pour travailler de concert avec Hitler, à l'exemple de Jacques Doriot ; une majorité se montre attentiste et espère des jours meilleurs ; enfin, une minorité prend le parti de résister à l'occupant et s'inscrit, de près ou de loin, dans les pas de Charles de Gaulle ou de Jean Moulin.
Les difficultés de la vie quotidienne réveillent les plus bas instincts dont certains profitent avec le marché noir. Si la France semble épargnée par les destructions en raison de l'effondrement rapide de son armée en juin 1940, elle n'en subit pas moins les bombardements de 1944 - 1945. À la Libération, le pays est à reconstruire. Les Français se lancent dans l'épuration sauvage (10 000 exécutions sommaires), puis légale (125 000 procès, 1500 exécutions). Il s'agit d'épurer les comptes des "années noires".
Reconstruire une "estime de soi" nationale
Une fois la France libérée, le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) dirigé par Charles de Gaulle s'emploie à dénier toute légitimité au régime de Vichy ; pour De Gaulle, "Vichy est nul et non avenu" et il s'empresse donc d'annuler tous les actes législatifs du régime du maréchal Pétain. Par ailleurs, pour reconstruire l'unité nationale, il faut apaiser les Français en prônant l'oubli du "temps où les Français ne s'aimaient pas" (Georges Pompidou en 1972) : des lois d'amnistie sont ainsi promulguées ; Philippe Pétain, condamné à mort lors de son procès en 1945, est gracié par De Gaulle qui ne veut retenir de lui que le "vainqueur de Verdun". Certains historiens accompagnent cette relecture ; ainsi, Robert Aron, dans son Histoire de Vichy parue en 1954, accrédite le mythe du glaive (De Gaulle) et du bouclier (Pétain) pour tenter de rassembler les Français.
Par ailleurs, les autorités de la république s'emploient à célébrer les victimes qui ennoblissent les Français et qui deviennent, de facto, des "victimes officielles." Ainsi, les cérémonies du 11 novembre 1945 rendent hommage aux résistants, aux déportés politiques et aux prisonniers morts lors de leur tentative d'évasion, et font fi des soldats morts aux combats en mai-juin 1940 qui incarnent la défaite et l'humiliation. L'heure est à l'héroïsme comme en témoigne également le film de René Clément La Bataille du rail, sorti en 1946, et qui met en avant la résistance acharnée des cheminots. A contrario, la collaboration est occultée comme le montre la censure exercée sur une scène de Nuit et Brouillard (1955) d'Alain Resnais dans laquelle on entrevoit un gendarme français surveillant un camp de déportation du Loiret ; il ne saurait être question de laisser entendre que la France, fût-elle celle de Vichy, ait pu collaborer.
Le retour de De Gaulle aux affaires conforte ce résistancialisme : la création du mémorial du mont Valérien par De Gaulle le 18 juin 1960 en fait foi puisque le monument rend un hommage appuyé aux résistants mais laisse dans l'ombre toute une partie de l'histoire de cette période trouble. L'apogée de ce résistancialisme atteint sans conteste son apogée avec la panthéonisation de Jean Moulin en 1964 : la France résistante et souffrante entre au Panthéon en la personne du chef du CNR. Les impératifs politiques ont dicté la mémoire officielle ; l'État a fait le tri dans le passé et choisi de célébrer la France combattante. Il a renoncé à panser les plaies de la France souffrante des "années noires".
Une histoire et des mémoires prises en otage par la mémoire officielle de la guerre
Dans ce paysage mémoriel de l'après-guerre, ce qui frappe aujourd'hui, c'est l'absence de la Shoah et du génocide tzigane. En 1955, Alain Resnais tourne Nuit et Brouillard ; il y évoque, sur les paroles de Jean Cayrol, "l'univers concentrationnaire" nazi en faisant la part belle aux déportés "politiques" sans mentionner la Shoah. Le sort des Juifs n'est qu'à peine évoqué. Indépendamment des impératifs politiques, il faut dire que les Juifs sont préoccupés par leur réintégration dans la société et par la nécessité de reprendre le cours "normal" de leur vie ; ils sont aussi, et peut-être surtout, peu sollicités et peu entendus. C'est du moins ce que laisse entendre Simone Veil dans ses témoignages. La mémoire des "malgré-nous" est également occultée et la présence d'Alsaciens-Lorrains à Oradour-sur-Glane n'est pas pour aider à la reconnaissance de leur tragédie personnelle. Dans la France d'après-guerre, on ne peut admettre que des Français aient pu soutenir, de quelque manière que ce soit, la "barbarie nazie".
Toutes ces catégories de victimes ont le "tort" d'être des victimes "passives" et d'avoir subi leur sort sans réagir, sans résister ; cela ne correspond pas à l'idéal "résistancialiste" ; cela ne correspond pas non plus à la réalité historique mais les historiens ont peu de place dans l'élaboration de ce récit sur le passé. L'État et les associations de résistants sont à la manœuvre et les Français s'accommodent bien volontiers de ces arrangements avec la réalité historique. D'une certaine manière, on peut dire que les Français ont su gré à De Gaulle et aux responsables politiques et intellectuels de l'époque de leur épargner la confrontation douloureuse avec la réalité. Mais ce mythe va s'effriter avec l'arrivée d'une nouvelle génération et la disparition de la figure de commandeur qu'est De Gaulle.
Si la France avait besoin de panser ses plaies aux lendemains de la guerre et de retrouver son unité, les années 1960 marquent un retour des mémoires occultées par l'État et l'effritement du résistancialisme.
L'effritement du mythe résistancialiste : quand l'histoire devient possible
La "révolution paxtonienne" : quand l'histoire dément la mémoire
À la fin des années 1960, la génération du baby-boom s'interroge sur le rôle de ses pères pendant l'Occupation ; cette "demande sociale" donne une impulsion à des investigations et des enquêtes menées par des historiens et des cinéastes qui aboutissent à une relecture de ce passé. En 1969, Marcel Ophüls sort un documentaire retentissant intitulé Le Chagrin et la Pitié. Il y met en avant une France majoritairement veule et attentiste, tentée parfois par la collaboration. La charge est telle que le directeur de l'ORTF croit bon de censurer le film et il faudra attendre plusieurs années avant que la télévision publique française soit autorisée à le diffuser. Cette enquête cinématographique est corroborée en 1973 par l'historien américain Robert Paxton qui publie La France de Vichy dans lequel le régime du Maréchal est dépeint sans ménagement : sa participation à la Shoah est soulignée et l'historien insiste sur les collusions idéologiques entre Vichy et les nazis. Il pointe également le fait que l'attentisme était puissant et la résistance largement minoritaire. Bref, c'est l'effondrement du mythe résistancialiste qu'Henry Rousso analysera en 1987 dans Le Syndrome de Vichy. Dans le sillage d'Ophüls et de la "révolution paxtonienne" on voit sortir des films forts comme Lacombe Lucien de Louis Malle en 1974 ou Section spéciale de Costa-Gavras en 1975. Les "années noires" y apparaissent dans toute leur dramatique médiocrité.
Malgré l'avancée de la connaissance historique, l'État reste arc-bouté sur la doxa gaullienne : Vichy, ce n'est pas la France. Le président Mitterrand, s'il est le premier représentant de l'État à participer aux commémorations de la déportation du Vél' d'Hiv en 1992, ne va pas jusqu'à y prendre la parole afin d'éviter d'avoir à justifier la part que les forces de l'ordre françaises y ont prise. Plus problématique, la presse révèle à cette occasion que le président fait fleurir la tombe de Pétain pour ses faits d'armes à Verdun, le tout à une période où les révélations sur son passé vichyste se font jour. Il faut attendre l'alternance de 1995 et l'arrivée au pouvoir de Jacques Chirac pour que l'État assume le passé et l'héritage de Vichy. Le président Chirac prononce un discours important en juillet 1995, à l'occasion de la commémoration de la rafle du Vél' d'Hiv : "oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français." La mémoire officielle rejoint l'histoire et tend la main à une communauté juive dont la mémoire s'était progressivement réveillée depuis les années 1960.
Le réveil de la mémoire juive
En 1961 a lieu le procès Eichmann à Jérusalem ; la parole se libère, c'est le début de "l'ère du témoin" pour reprendre l'expression de l'historienne Annette Wieviorka. À cette occasion, on assiste à un réveil de la mémoire juive qui se concrétise par la traque des criminels nazis et des anciens collaborateurs. Ainsi Klaus Barbie, le "boucher de Lyon", persécuteur de Jean Moulin et assassin des enfants d'Izieu, est jugé à Lyon en 1987. Les procès des Français Paul Touvier et Maurice Papon sont organisés en 1994 et 1997 ; ils sont accusés d'avoir participé à la Shoah. René Bousquet n'échappe quant à lui à son procès que parce qu'il est assassiné en 1993. Dans cette quête de la réparation judiciaire, il faut souligner le rôle essentiel de Serge et Beate Klarsfeld et de leur association Fils et Filles de déportés juifs de France (FFDJF) créée en 1979.
La mémoire juive est aussi diffusée grâce à Claude Lanzmann qui sort, en 1985, un documentaire fleuve intitulé sobrement Shoah : véritable enquête filmée sur la "solution finale" qui finit de réveiller la mémoire et accompagne de nombreux travaux historiques. Cette collusion entre mémoire et histoire s'incarne dans le mémorial de la Shoah à Paris qui est conçu, en 2005, comme un centre mémoriel et comme un lieu de savoir historique animé par des historiens de renom. Mais malgré - ou à cause de - ce réveil de la mémoire juive, la question du négationnisme se pose, de même que la place de l'historien dans les débats mémoriels.
L'historien face aux questions mémorielles
Alors que la Seconde Guerre mondiale s'éloigne inexorablement de notre horizon et que les plaies causées par la collaboration et la Shoah semblent progressivement se refermer, émerge un courant - minoritaire - négationniste et révisionniste. Robert Faurisson et Jean-Marie Le Pen en ont été un temps les porte-étendards, l'humoriste Dieudonné en est aujourd'hui un représentant. Pour eux, la Shoah est une invention ou un "détail de l'histoire". Ces propos ont suscité une vive réaction de la classe politique française qui voyait resurgir ses vieux démons antisémites et conspirationnistes. Aussi une loi a-t-elle été adoptée en 1990 (loi Gayssot) afin d'interdire de tels propos mais a suscité quelques débats. Est-ce à l'État de dire l'histoire ? Est-ce à lui de circonscrire le champ des recherches historiques ? Le bien-fondé de cette loi n'a bien sûr jamais été remis en cause mais a souligné le risque de voir la parole confisquée, et ce d'autant que la loi Gayssot ne fut que la première de toute une série de "lois mémorielles".
C'est dans ce contexte qu'a émergé le débat autour de la légitimité du "devoir de mémoire" et de la surenchère mémorielle à laquelle les historiens étaient invités à participer afin de donner une caution scientifique. Or, histoire n'est pas mémoire même si les deux sont en partie liées. Un collectif d'historiens a donc été créé : "liberté pour l'Histoire" ; il s'agit de veiller à l'indépendance de l'Histoire et de ses serviteurs. Plutôt qu'un "devoir de mémoire", il faudrait mieux privilégier un "devoir de vérité" qui permet de penser en citoyen éclairé et non uniquement de pleurer. La raison plutôt que la "passion triste".
Ce débat sur la place de l'historien dans la cité s'est développé également lors des procès évoqués plus haut : l'historien peut-il témoigner en justice ? Est-il un "témoin" ? En quoi peut-il être considéré comme un "expert" ? À toutes ces questions, il est difficile de répondre, et les historiens se sont divisés sur la réponse à apporter : ainsi, Robert Paxton a choisi de témoigner au procès Papon quand Henry Rousso a refusé.
Quiconque a déjà feuilleté un manuel d'histoire du secondaire traitant de la France dans la Seconde Guerre mondiale sait que la collaboration et le rôle de Vichy dans la déportation des Juifs de France sont abordés sans angélisme et sans aveuglement. S'il paraît aujourd'hui évident que Pétain et Laval, son chef du gouvernement, ont pactisé avec les nazis, il n'en allait pas de même au sortir de la guerre. La mémoire des "années noires" a donc sensiblement évolué au cours de la seconde moitié du XXe siècle : nous sommes passés d'une vision tronquée ("tous résistants") à une vision plus nuancée et circonstanciée des événements. Le travail des historiens a ainsi permis de construire un récit historique critique et d'évacuer progressivement le mythe et la légende qui ont été étudiés pour eux-mêmes, comme révélateurs des tribulations mémorielles. Le temps a passé. Quoi qu'il en soit, la mémoire est liée à l'histoire dans la mesure où elles regardent toutes les deux vers le passé, l'une d'un point de vue sensible, l'autre d'un point de vue rationnel. L'histoire s'appuie par ailleurs en partie sur la mémoire pour s'écrire.
Si les Français ont su effectuer ce lent travail de déconstruction mémorielle et faire œuvre d'histoire, il n'en va pas de même pour d'autres peuples belligérants : les Japonais sont ainsi loin d'assumer leur rôle dans la guerre et semblent loin de vouloir effectuer le difficile travail de mémoire qui conduit à écrire l'histoire.