Pondichéry, 2017
À la lecture des Faux-Monnayeurs et de son Journal, peut-on dire du personnage d'Édouard qu'il est un double de l'auteur ?
Quel procédé permet d'établir un lien entre Gide et Édouard ?
Quel élément biographique permet de créer un lien entre Édouard et Gide ?
Quel texte permet de créer encore davantage de lien entre Édouard et Gide ?
Quels adjectifs Gide emploie-t-il pour qualifier Édouard ?
Quel personnage peut faire écho à l'enfance de Gide et à son éducation stricte ?
Le procédé de mise en abyme, complexe, apporte une profondeur au récit. Il est apprécié par Gide qui voit en lui un moyen de faire réfléchir le lecteur sur la création du roman qu'il est en train de lire. Ainsi, dans cette œuvre, le roman des Faux-Monnayeurs écrit par Édouard constitue un double du roman portant le même titre mais écrit par Gide. De même, à l'intérieur du roman, Édouard tient un journal qui renvoie au Journal des Faux-Monnayeurs, écrit par Gide. Par-delà le procédé de mise en abyme, se pose donc la question de la relation que Gide établit avec le personnage d'Édouard afin de savoir si ce dernier peut être considéré comme son double. Tout d'abord, les éléments qui permettent de voir en Édouard le double de papier de Gide seront analysés afin d'étudier ensuite ce qui éloigne l'écrivain et le personnage.
Gide et son double
Tout d'abord, Gide et son personnage ont quelques points en commun. Ainsi, ils sont tous deux homosexuels. Alors qu'Édouard est amoureux d'Olivier, Gide entretient une liaison avec Marc Allégret. Les deux écrivains vivent à Paris et se sont rendus en Suisse, à Saas-fée. De plus, tous les deux sont issus du même milieu social aisé, ce sont des rentiers qui sont libérés de toute contrainte pécuniaire, libres de s'adonner à la création littéraire.
Toutefois, voir en Édouard le double de Gide est surtout tentant car leur point commun principal est leur métier d'écrivain. Contrairement à Passavant qui apparaît comme un auteur sans réel talent, uniquement préoccupé par le fait d'écrire des romans qui correspondent à ce que les lecteurs attendent; Édouard et Gide accordent de l'importance à la création littéraire. Passavant gagne beaucoup plus d'argent qu'Édouard mais ce n'est pas un réel artiste, il ne travaille pas l'esthétisme du roman, ne réfléchit pas sur les théories concernant le genre romanesque. D'ailleurs, Édouard n'apprécie pas cet homme. De plus, Édouard et Gide partagent le même point de vue sur "le roman pur", Gide souhaitant "purger le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman" et Édouard assurant vouloir "dépouiller le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman". Tous deux souhaitent le débarrasser de toutes les caractéristiques propres au réalisme du XIXe siècle.
Enfin, par le procédé de la mise en abyme, les deux hommes se retrouvent tous deux en train d'écrire un roman qui porte le même titre, tout comme ils renseignent quotidiennement leur journaux, témoins de leurs réflexions sur le genre romanesque et sur l'écriture de leur œuvre. Ainsi, lorsque Gide note "j'ai écrit les trente premières pages de mon livre sans difficulté presque aucune", Édouard explique qu'il "écrit trente pages des Faux-Monnayeurs, sans hésitation, sans ratures". Il en va de même pour l'épisode du vol du livre qui se retrouve quasiment au mot près raconté à la fois dans le roman et dans le journal de Gide. L'auteur semble donc prendre plaisir à brouiller les pistes qu'il tisse pourtant lui-même entre la réalité et la fiction, entre la rédaction du Journal des Faux-Monnayeurs et le travail de création littéraire de son personnage. Ce jeu de miroirs semble particulièrement l'intéresser. Il souligne enfin lui-même le lien qui l'unit à son personnage, qu'il présente dans son journal comme une extension de lui-même : "personnage d'autant plus difficile à établir que je lui prête beaucoup de moi".
Dire qu'Édouard est le double de Gide, même si celui-ci semble le sous-entendre, est un peu réducteur. En effet, on retrouve Gide dans d'autres personnages. Enfin, chercher à retrouver absolument des traces de l'auteur dans son œuvre risque de détourner le lecteur de la tâche active que lui confie Gide.
La prise de distance entre Gide et son double
Même si de nombreuses coïncidences et ressemblances unissent Gide et le personnage d'Édouard, l'auteur aime brouiller les pistes en prenant également de la distance quant à son personnage et en le jugeant parfois sévèrement. Dans le roman, le narrateur explique que ce personnage l'a "plus d'une fois irrité". Mais surtout, dans le Journal des Faux-Monnayeurs, l'auteur insiste sur le fait que le jeune homme est un "amateur", un "raté" dont il a programmé l'échec. En effet, contrairement à Gide, le roman d'Édouard ne verra jamais le jour car il ne va pas au bout de sa démarche, il est encore trop occupé à expérimenter la vie au lieu de se consacrer pleinement à son projet littéraire. Laura dira également qu'elle pense qu'il ne viendra jamais à bout de son roman ce que le jeune homme ne récuse pas. Contrairement à Gide qui se passionne pour l'écriture, Édouard s'intéresse davantage au processus de création littéraire, à la genèse qui l'aura passionné, plus qu'à la rédaction de l'œuvre elle-même. Gide instaure donc une distanciation avec son personnage, expliquant : "Il me faut reculer et l'écarter de moi pour bien le voir". Il semblerait donc que Gide, encore une fois, se joue de ses lecteurs, stimule leur attention et leur esprit critique. Le fait de voir en Édouard son double est trop aisé, il s'agit plutôt d'un double en trompe-l'œil fait pour surprendre les lecteurs et les égarer sur une fausse piste.
De plus, l'auteur est également présent dans d'autres personnages de l'œuvre. Boris peut être son double lorsqu'il était enfant et pensionnaire, recevant une éducation protestante stricte. Il en va de même pour les personnages d'Olivier et de Bernard. Ce dernier tient un carnet : "Depuis quelques jours, j'écris un carnet comme Édouard". Il confie à Laura son envie d'écrire avec lui le livre qu'il ne parviendra pas à écrire seul. Ainsi de nombreux personnages doutent de la capacité d'Édouard à écrire son roman. Celui-ci n'a guère de consistance car il pousse la théorie gidienne du "roman pur" à son extrême, vidant le roman de toute substance.
Gide est ainsi présent à plusieurs niveaux dans son œuvre globale. Il apparaît dans le Journal des Faux-Monnayeurs qui établit un dialogue avec le "journal d'Édouard", lequel peut à son tour être considéré comme le double de l'auteur. Mais ne faire de ce personnage qu'un double fictif serait réducteur. Gide souhaite que ses lecteurs soient actifs, il les lance donc sur de vraies pistes, instaurant lui-même un doute dans leur esprit. Il les lance également sur de fausses pistes afin de les faire réfléchir quant à la construction du personnage. Le lecteur peut enfin comparer le travail de l'écrivain mené par Gide, qui aboutit, à celui d'Édouard, resté inachevé.