On considère le texte suivant :
Michel de Montaigne, Essais, livre I, chapitre 31 : « Des cannibales »
1580
« Or je trouve, pour en revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. En vérité, il me semble que nous n'avons pas d'autre vision de la vérité et de la raison que l'exemple et l'idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite organisation politique, le parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, d'elle-même et par son processus ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, que nous avons abâtardies en ceux-ci, et que nous avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et pourtant, la saveur même et délicatesse se trouvent, à notre goût excellentes, à l'égard des nôtres en divers fruits de ces contrées-là, sans qu'ils soient cultivés. Ce n'est pas légitime que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant chargé la beauté et la richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons totalement étouffée. Il n'empêche que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises.
Et veniunt ederae sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris
Et volucres nulla dulcius arte canunt.1
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l'utilité de son usage, pas plus que la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature, ou par la fortune, ou par l'art ; les plus grandes et les plus belles, par l'une ou l'autre des deux premières ; les moindres et imparfaites par la dernière.
Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir été fort peu façonnées par l'esprit humain, et parce qu'elles sont encore fort voisines de leur naïveté originelle. »
1 « Et le lierre vient mieux de lui-même / Et l'arbousier croît plus beau dans les lieux solitaires, / Et les oiseaux sans art, ont un chant plus doux. » (Properce, Élégies, I, 2, 10)
Parmi les propositions suivantes, quelle phrase résume la thèse que défend Montaigne ?
La thèse que défend Montaigne est formulée par l'affirmation suivante : « il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. ». Par la périphrase « chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage », Montaigne redéfinit la notion de « barbarie » et dénonce par la même occasion l'ethnocentrisme des Européens qui ne jugent que par rapport à leurs propres critères culturels et qui voient la différence des Indiens comme une infériorité.
Dans l'extrait suivant, quel type de raisonnement Montaigne utilise-t-il ?
« Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, d'elle-même et par son processus ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. »
Montaigne emploie un raisonnement par analogie basé sur une métaphore, celle des fruits. Par l'emploi de ce procédé, il renverse les valeurs. Ainsi, pour lui, c'est l'artifice, sous-entendu le « civilisé », qui devrait être qualifié de « barbare », car il va à l'encontre de ce que la nature même produit. Ce raisonnement par analogie permet à Montaigne de dénoncer la corruption de la nature par la culture et de redéfinir la notion de « sauvage ». Ainsi, cette comparaison entre les Indiens et les fruits sauvages permet de valoriser les peuples amérindiens en les montrant comme de purs produits de la nature, contrairement aux Européens, qui sont pervertis par leurs « artifices ».
Dans l'extrait suivant, comment Montaigne valorise-t-il les Indiens ?
« En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, que nous avons abâtardies en ceux-ci, et que nous avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et pourtant, la saveur même et délicatesse se trouvent, à notre goût excellentes, à l'égard des nôtres en divers fruits de ces contrées-là, sans qu'ils soient cultivés. Ce n'est pas légitime que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant chargé la beauté et la richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons totalement étouffée. Il n'empêche que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. »
Montaigne emploie les procédés de l'éloge pour montrer la supériorité du naturel sur l'artificiel (registre épidictique). Tout d'abord, il emploie un vocabulaire mélioratif pour évoquer la nature (« vives et vigoureuses », « saveur même », « délicatesse », « excellentes ») qu'il oppose à l'artificiel toujours désigné par des termes dépréciatifs (« abâtardies », « corrompu », « vaines et frivoles entreprises »). Ensuite, il utilise des superlatifs (« les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés »). Enfin, l'auteur emploie une hyperbole (« partout où sa pureté reluit ») et un oxymore (« merveilleuse honte ») qui visent à valoriser les « sauvages ». Montaigne idéalise donc les Indiens. On observe ici les prémices du mythe du « bon sauvage » qui sera repris et développé par Rousseau au siècle des Lumières.
Dans l'extrait suivant, quel type d'argument Montaigne utilise-t-il ?
« Et veniunt ederae sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris
Et volucres nulla dulcius arte canunt.
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l'utilité de son usage, pas plus que la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature, ou par la fortune, ou par l'art ; les plus grandes et les plus belles, par l'une ou l'autre des deux premières ; les moindres et imparfaites par la dernière. »
Pour parfaire son raisonnement et renforcer la véracité de son propos, Montaigne s'appuie sur des penseurs antiques. En citant Properce et Platon, Montaigne fait référence à des auteurs illustres, ce qui rend son argument incontestable. Montaigne applique les principes de l'humanisme en faisant appel à la culture antique et aux penseurs grecs pour appuyer son raisonnement. L' humanisme est un mouvement intellectuel associé au retour des langues et des littératures antiques qui se diffuse dans toute l'Europe au XVIe siècle.
Quel est l'enjeu de ce texte de Montaigne ?
Montaigne veut dénoncer et renverser la vision ethnocentrée des Européens sur les « sauvages » d'Amérique. Il montre que ses contemporains ont une vision faussée, déformée, des Indiens. En faisant l'éloge des sauvages, Montaigne invite les Européens à les considérer comme des hommes et à voir leurs vertus. L'enjeu de ce texte est donc de pousser les Européens à réfléchir sur leur propres habitudes, à abandonner leurs préjugés et à accepter les Indiens (l'Autre, en somme) tels qu'ils sont.