En vous appuyant sur votre connaissance de la pièce et du film, vous expliquerez en quoi Œdipe est le "fils de la Fortune".
À cause de quel personnage les Labdacides sont-ils maudits ?
Quel dieu maudit la famille d'Œdipe ?
Quel personnage prononce ces mots dans Œdipe roi : "Jamais créature humaine ne posséda rien de l'art de prédire."
Dans la tragédie, comment appelle-t-on l'acharnement du sort à se moquer cruellement d'un personnage causant sa propre perte ?
Quelle dimension, n'apparaissant pas dans la pièce de Sophocle, est présente chez Pasolini dès le début du film ?
Lorsqu'il se lance dans l'enquête visant à trouver le meurtrier de Laïos afin qu'il soit puni, Œdipe ne se doute pas que cela va le conduire à découvrir une vérité monstrueuse. Il n'interprète pas correctement les mots de Jocaste qui tente de le mettre en garde et prononce ainsi ces paroles : "Mais mon origine, humble soit-elle, j'entends, moi, la saisir et la violer tendrement. Dans son orgueil de femme, elle rougit sans doute de mon obscurité : je me tiens, moi, pour fils de la Fortune." Il semble donc pertinent de s'interroger sur cette expression, "fils de la Fortune", prononcée par Œdipe lui-même afin d'en exposer le sens. Tout d'abord, la malédiction familiale sera examinée avant de s'intéresser aux actions d'Œdipe qui le précipitent vers son destin. Enfin, sa quête de la liberté sera expliquée.
Une famille maudite
La malédiction d'Œdipe remonte bien avant sa naissance puisqu'elle ne le concerne pas lui personnellement mais bien toute sa famille. Ce sont en effet les Labdacides qui sont maudits, lui n'est qu'un pion dans l'échiquier gigantesque dirigé par les dieux. C'est donc à cause de la faute que Laïos a commise auprès de Chrysippe que toute sa famille va souffrir. En effet, alors qu'il avait été chassé de Thèbes, Laïos trouve refuge à la cour de Pise auprès de Pélops. Celui-ci le charge d'apprendre à son fils l'art de conduire un char, mais Laïos s'éprend du jeune homme et l'enlève. Suite à cet acte pédérastique, il est maudit sur demande de Pélops par Apollon. La prédiction de l'oracle est claire : si Laïos met au monde un garçon, il sera tué par ce dernier. Cette prédiction sera répétée à trois reprises : à ses parents par Apollon, à Œdipe lui-même par la Pythie et par Tirésias.
C'est dans ce contexte que s'inscrit la naissance d'Œdipe. À peine né, une terrible malédiction pèse sur lui et chacune de ses actions le rapproche davantage de la prophétie. Le point de départ de sa vie sera donc l'abandon. Sa mère ne se remettra jamais d'avoir laissé son enfant, d'autant plus qu'elle est persuadée, après l'assassinat de Laïos par des brigands, que la prédiction de l'oracle était fausse. Elle proclame d'ailleurs : "Jamais créature humaine ne posséda rien de l'art de prédire." Les oracles sont remis en question. C'est d'ailleurs davantage la fonction de ces oracles qui est interrogée plus que leur capacité à dévoiler la vérité. Pourquoi ne répondent-ils pas à l'énigme du Sphinx ? Pourquoi ne révèlent-ils pas la véritable identité du meurtrier de Laïos afin que l'épidémie cesse ?
Pasolini ne propose pas une peinture aussi catégorique de la fatalité qui pèse sur Œdipe. Il le rapproche davantage de la notion de hasard. En effet, alors que dans la tragédie, Œdipe prend des décisions basées sur ce qu'il pense être la vérité, dans le film il refuse à plusieurs reprises de choisir. Lorsqu'il est face à des intersections symbolisant les étapes essentielles de la vie, il ferme les yeux et laisse le hasard décider à sa place. Le résultat sera cependant identique.
L'histoire d'Œdipe s'inscrit dans celle de sa famille. Il n'est pas maudit personnellement, mais à cause de son père, il s'inscrit dans quelque chose qui le dépasse et auquel il prend part malgré lui.
Un homme victime de lui-même
Les prédictions de l'oracle ne se seraient pas réalisées si Œdipe n'était pas parti de chez lui, ni même si ses parents adoptifs lui avaient dit la vérité. Il y a donc des conditions que le personnage doit lui-même remplir afin de mettre en place sa propre perte, c'est ce que l'on appelle l'ironie tragique. Ce procédé est présent à de nombreuses reprises dans la tragédie.
Œdipe est parfois clairvoyant, comme lors de sa rencontre avec le Sphinx, mais il fait parfois preuve d'imprudence. Il sait qu'il risque de tuer son père et que Polybe n'est peut-être pas son véritable père, et pourtant il tue un homme dont l'âge peut tout à fait correspondre. Il fait preuve d'aveuglement, refusant de voir la vérité. De même, il pourrait refuser d'épouser une femme pouvant être sa mère afin d'écarter tout risque. Certes, Jocaste était contrainte par les lois de Thèbes d'épouser celui qui aurait libéré la ville du Sphinx, mais aucune loi n'obligeait Œdipe à épouser la reine. S'il le fait, ce n'est pas par amour, mais par orgueil.
Pasolini va renforcer ce manque de discernement et le transformer en dissimulation consciente. Œdipe est montré comme un tricheur lors du lancer de disque, il veut être celui qu'il a décidé, même si pour cela il doit mentir ou ne pas voir la vérité. Il tue le Sphinx pour le faire taire, refusant de répondre à l'énigme de sa vie. Chez les Grecs, les passions renvoient à quelque chose de négatif. La tempérance est prônée. Or, Œdipe fait preuve d'hybris et non de tempérance. Certes, Œdipe répond à un affront que lui fait le vieillard, mais personne ne l'a obligé à le tuer. Il aurait pu passer son chemin. C'est lui qui, face à un choix, prend la mauvaise décision, poussé par son orgueil blessé, au lieu d'écouter la raison.
Cet événement sera repris et amplifié chez Pasolini qui montre la haine animant les actes d'Œdipe. Ce n'est plus de l'orgueil mais de la rage. Il déteste, dès le premier regard, un homme qu'il n'a pourtant jamais vu et auquel il prend la couronne en riant. Contrairement à la tragédie antique, cet Œdipe sait parfaitement que c'est un roi qu'il a tué. Le lien avec Laïos est encore plus aisé à établir.
Les actes d'Œdipe le poussent de manière inéluctable vers son destin. Toutefois, sans une intervention divine, il est presque impossible que la prédiction se réalise avec autant de précision.
Un homme à la recherche de la liberté
Œdipe dit de lui-même qu'il est "le maudit entre les maudits, l'homme qui parmi les hommes est le plus abhorré des dieux". Malgré tout, ceux-ci lui laissent un petit espace de liberté. S'il est dit qu'Œdipe tuerait son père et épouserait sa mère, il n'est rien dit quant à ce qui devait lui arriver après que la vérité éclate. Laïos a été puni et sa descendance est maudite, mais rien n'est précisé quant à la sentence à appliquer au meurtrier du vieux roi. Pour la première fois de sa vie, enfin libéré du poids qui pesait sur ses épaules, Œdipe peut faire un vrai choix. Il prononce la sentence à son égard et l'applique : "aucune autre main n'a frappé que la mienne". Il refuse de se tuer, acceptant enfin la vérité. Voyant, il était aveuglé par l'orgueil et ce qu'il pensait être sa vie. Aveugle, il est éclairé intérieurement par la vérité.
Chez Pasolini, la dimension psychanalytique est à prendre en compte pour comprendre le sens des paroles d'Œdipe, car elle est présente dès le prologue, lorsque le père pince les pieds de son fils et lui dit : "Tu es ici pour prendre ma place dans le monde." La formulation ne laisse aucun doute, le père semble convaincu de ce qu'il dit. Cette influence fait de l'inceste un désir irrépressible encore accentué par le fait d'avoir conservé les mêmes acteurs dans le prologue et la partie mythologique. De plus, tout au long du film, Œdipe est montré comme tourmenté. Lorsqu'il est enfant, puis à l'âge adulte, il se mord la main. Mérope et Jocaste ont toutes deux le même regard angoissé sur Œdipe comme si leur instinct maternel pressentait le danger. L'épilogue montrant un homme jouant de la flûte, comme Tirésias le fait, permet d'établir un rapprochement et de montrer que, malgré tout, la quête identitaire a abouti. L'homme part, accompagné, guidé, mais libre.
Apollon s'est servi d'Œdipe pour punir sa famille, il le fait agir, le dirige comme une marionnette, mais il le laisse cependant libre de choisir sa sentence. L'énucléation est bien entendu symbolique puisque, enfin éclairé par la vérité, Œdipe trouve refuge dans les ténèbres. L'expression qu'il emploie pour se désigner, "fils de la Fortune", semble tout à fait appropriée. En effet, il est maudit ainsi que toute sa famille, par la faute commise par son père. Il tentera en vain de se protéger et de faire mentir la prophétie, mais chaque décision prise ne fera que resserrer le piège autour de lui. Découvrant la vérité, il se libère enfin de la malédiction.