Vous comparerez la façon dont Sophocle et Pasolini traitent le thème de la vision dans Œdipe roi.
On considère le sujet suivant : "Vous comparerez la façon dont Sophocle et Pasolini traitent du thème de la vision dans Œdipe roi."
Pour que la réponse soit développée, à quoi doit-on associer la vision ?
À quels personnages faut-il penser afin de traiter cette question ?
En quoi le personnage de Tirésias est-il paradoxal concernant le thème de la vision ?
Quel geste revient régulièrement dans le film de Pasolini, prouvant qu'Œdipe ne veut pas voir la vérité ?
Quels éléments tabous de l'histoire d'Œdipe ne sont montrés que dans le film ?
La vision et l'aveuglement sont très présents dans cette tragédie qui se termine sur l'aveuglement physique du personnage principal en même temps que la vérité lui apparaît. Traditionnellement, la vérité est associée à la lumière et l'ignorance à la nuit. Or, dans cette pièce, celui qui sait, Tirésias, est aveugle. Des croisements s'opèrent ainsi durant toute l'intrigue. Ainsi, le thème de la vision va être étudié à travers la pièce de Sophocle et le film de Pasolini. Tout d'abord, en analysant l'opposition présente entre la vue et l'aveuglement, puis en se concentrant sur la mise en scène de la vue.
L'opposition entre la vue et l'aveuglement
Le personnage de Tirésias incarne la dichotomie entre le fait d'être aveugle physiquement et le pouvoir de voir l'avenir, pouvoir que reconnaît Œdipe au début de la pièce lorsqu'il lui demande son aide, il s'adresse à lui sur un ton respectueux : "Ô toi, qui pénètres tous les secrets, Tirésias ceux qui sont communicables et ceux qui sont indicibles [...] tu as beau être sans regard, tu es éclairé sur le mal qui hante notre cité". Cette clairvoyance est également présente chez Pasolini qui respecte la tradition en le présentant comme un aveugle guidé par un enfant. Dans le scénario du film, Pasolini dit d'ailleurs à propos de la haine d'Œdipe, exacerbée dans son film, que c'est "la haine de la lumière contre les ténèbres, de la vérité contre le mensonge". Enfin, Tirésias est celui qui annonce à Œdipe son destin : "aveugle, lui qui voyait."
Le personnage d'Œdipe reprend la même opposition, mais elle est inversée. Il voit physiquement, mais n'a pas d'entendement sur ce qui se passe, il ne parvient pas à comprendre, à voir véritablement la vérité. Tirésias est très clair à ce propos : "Tu as des yeux et ne vois pas l'étendue de ton mal." Si Œdipe ne voit pas, c'est qu'il est aveuglé par la colère, tous les éléments qu'il interprète sont faux, il accuse Tirésias, Créon, mais ne s'accuse jamais lui-même, alors que toutes les preuves s'accumulent. Chez Pasolini, un geste symbolique est présent tout au long du film : Œdipe se cache les yeux avec ses mains. Enfin, quand il devient clairvoyant, il ne peut pas supporter cette vérité révélée et s'aveugle lui-même : "Aucune autre main n'a frappé que la mienne.” Il devient maître de son destin. Cette mutilation physique, violente et symbolique est conservée chez Pasolini. Lorsqu'il découvre le corps de Jocaste, il crie : "Dans l'obscurité désormais, je ne verrai pas ceux qu'il ne fallait pas voir !" Ce moment attendu par les spectateurs et les lecteurs remplit sa fonction, car il permet la catharsis. Aveugle physiquement, il part sur les routes : "Cachez-moi au plus vite". Puis il demande à Créon : "Jette-moi au plus vite hors du pays, en quelque lieu où nul mortel ne peut me voir."
Mais Œdipe n'est pas le seul à être aveuglé. Les autres personnages de la pièce le sont également et Jocaste la première. Elle se suicide d'ailleurs dès qu'elle accepte de voir la vérité en face, car celle-ci est trop difficile à supporter. En tant que mère, n'aurait-elle pas dû reconnaître son fils abandonné ? Elle est celle qui ne veut ni voir ni entendre, ce qu'illustre parfaitement Pasolini lorsqu'il la montre touchant Œdipe, lui touchant la bouche, puis essayant de ne pas entendre et de ne plus voir en se cachant elle aussi les yeux. Au final, c'est bien tout une population qui refuse de voir. Personne, avant qu'Œdipe ne lance l'enquête, ne cherche vraiment à découvrir l'identité du meurtrier du roi ; les parents adoptifs ne cherchent pas à savoir qui est cet enfant qui leur tombe du ciel ; Jocaste épouse un parfait inconnu sans l'interroger outre mesure ; enfin, Œdipe est accueilli par les Thébains qui lui accordent eux aussi une confiance aveugle.
Si Œdipe ne voit pas, c'est bien qu'il ne veut pas voir. La pièce met en scène l'ironie tragique : à de nombreuses reprises, Œdipe est prévenu, mais il refuse la vérité alors que les spectateurs, eux, savent. C'est sur ce décalage que joue la mise en scène de la vue.
Mettre en scène l'action de voir
Dès le premier âgpn entre Œdipe et Tirésias, le roi est prévenu par l'oracle : "C'est toi ! C'est toi le criminel qui souille ce pays !" Le spectateur attend donc avec impatience le moment où la vérité va éclater et être montrée. En effet, la tragédie est faite avant tout pour être jouée devant des spectateurs, la vue est donc le sens le plus sollicité dans le but notamment d'inspirer la terreur nécessaire à la catharsis. Cela est d'ailleurs souligné par le coryphée lors de l'énucléation d'Œdipe : "Ô souffrance terrible à voir pour des mortels !" Toutefois, le spectateur n'assiste pas à la scène où il se crève les yeux, rien de spectaculaire n'est montré afin que l'imagination du spectateur fonctionne et lui propose des images mentales fortes et violentes. Ainsi, c'est par la puissance évocatrice de la parole et du vers que la catharsis opère.
Chez Pasolini, la vue du spectateur est également mise à profit afin d'appuyer les scènes de révélation ou de montrer le trouble dans lequel se trouve Œdipe. Une des scènes qui s'éloigne de la tragédie est celle de la rencontre avec le Sphinx. Celui-ci ne correspond pas physiquement au lion ailé disposant d'un buste féminin, il est dissimulé par un grand masque africain et il ne pose pas la même question. Le Sphinx s'adresse personnellement à Œdipe : "Il y a une énigme dans ta vie. Quelle est-elle ?" La réaction de ce dernier est violente : il refuse pour l'instant de voir, donc il agit en tuant la créature sans lui répondre, il n'est plus l'homme clairvoyant qui trouve la réponse à l'énigme. De plus, la violence est montrée, mise en scène, elle n'est pas laissée à l'imagination du spectateur. De même, lors de la scène avec la Pythie, les images sont floues, il y a ensuite des mouvements de caméra lents, de longs panoramiques. Contrairement à la tragédie classique, Pasolini choisit de montrer les ravages de la peste à travers les corps et les plaies purulentes des pestiférés. Le meurtre du père, les relations intimes avec la mère ne sont pas non plus occultées. Le réalisateur donne à voir les tabous, ce qui crée chez le spectateur un certain malaise, car il entre dans l'intimité des personnages.
La mise en scène de la vue et les jeux à propos de celle-ci servent à montrer, à révéler aussi bien au personnage qu'au spectateur, par le biais de la double énonciation. La fonction de la tragédie est bien de susciter la terreur et la pitié, sentiments négatifs, à l'égard du personnage. Ce ne sont pas les mêmes sentiments que l'on ressent chez Pasolini qui propose une réflexion sur la place de l'artiste dans la société. Il est vu comme un être à la marge, que l'on ne voit pas véritablement. Mais les deux œuvres se rejoignent cependant à travers le rôle du poète. À la fin du film, il devient un joueur de flûte, un Tirésias moderne, et ses dernières paroles montrent qu'il voit enfin, il devient clairvoyant : "Ô lumière que je ne voyais plus, qui avant était en quelque sorte mienne, maintenant tu m'éclaires pour la dernière fois. Je suis de retour. La vie finit où elle commence." De même, chez Sophocle, c'est Tirésias qui l'associe à cette figure à travers cette prophétie : “Devenu aveugle et mendiant, il quittera Thèbes vers d'autres pays, étranger à nouveau, comme moi, misérable joueur de flûte."
Les deux œuvres proposent donc des jeux liés à la mise en scène de la vue. Ce sens est exploité afin que soit révélée aux spectateurs la monstruosité des actions commises par les personnages. Ainsi, la vision est bien un thème essentiel dans l'histoire d'Œdipe proposée par Sophocle et Pasolini. Ils jouent tout d'abord sur l'ambivalence entre le fait de voir et de savoir. Ici, celui qui voit n'est pas celui qui détient la vérité, celle-ci provoquant d'ailleurs l'obscurité, plongeant le personnage d'Œdipe dans les ténèbres.