Métropole 2014, voie S
Un article paru dans une revue littéraire reproche aux poètes de privilégier des thèmes sérieux et graves. Vous répondez à cet article par une lettre destinée au courrier des lecteurs de cette revue. Votre réponse comportera des arguments qui s'appuieront sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe et sur vos lectures personnelles.
Texte A : Victor Hugo, "Crépuscule", Les Contemplations
1856
Crépuscule
L'étang mystérieux, suaire1 aux blanches moires2,
Frissonne ; au fond du bois la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus3 à travers la forêt ?
Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
Vous qui passez dans l'ombre, êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines4 ;
L'herbe s'éveille et parle aux sépulcres5 dormants.
Que dit-il, le brin d'herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs6.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.
Dieu veut qu'on ait aimé. Vivez ! faites envie,
Ô couples qui passez sous le vert coudrier7.
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d'amour, on l'emploie à prier.
Les mortes d'aujourd'hui furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l'ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles8,
Le brin d'herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.
La forme d'un toit noir dessine une chaumière ;
On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ;
L'étoile aux cieux, ainsi qu'une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.
Aimez-vous ! C'est le mois où les fraises sont mûres.
L'ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants.
Chelles, 18…
1 Suaire : linceul, c'est-à-dire drap blanc qui enveloppe les défunts.
2 Moires : les reflets changeants, mats ou brillants, de certains tissus
3 Vénus : peut désigner la planète qui se lève (appelée aussi l'étoile du soir ou l'étoile du berger), mais aussi la déesse de l'amour.
4 Mousselines : étoffes de coton blanches portées par les promeneuses
5 Sépulcres : tombeaux
6 If : conifère souvent planté dans les cimetières
7 Coudrier : variété de noisetier
8 Javelle : brassée de céréales, destinée à être liée pour former une gerbe
Texte B : Louis Aragon, "Vers à danser", Le Fou d'Elsa
1963
Vers à danser
Que ce soit dimanche ou lundi
Soir ou matin minuit midi
Dans l'enfer ou le paradis
Les amours aux amours ressemblent
C'était hier que je t'ai dit
Nous dormirons ensemble
C'était hier et c'est demain
Je n'ai plus que toi de chemin
J'ai mis mon cœur entre tes mains
Avec le tien comme il va l'amble1
Tout ce qu'il a de temps humain
Nous dormirons ensemble
Mon amour ce qui fut sera
Le ciel est sur nous comme un drap
J'ai refermé sur toi mes bras
Et tant je t'aime que j'en tremble
Aussi longtemps que tu voudras
Nous dormirons ensemble
1 Amble : allure dans laquelle le cheval lève ensemble les deux jambes du même côté, alternativement avec celles du côté opposé.
Texte C : Claude Roy, "L'Inconnue", À la lisière du temps
1986
L'Inconnue
Le premier froid luisant dans le soleil plain-chant1
Le vif vent vert qui garde une bienveillance certaine
Et le bleu du ciel aigu comme un cri bleu d'hirondelle
(elles sont pourtant bien loin2 quelque part aux Afriques)
Il y a encore les arbres en chœur qui chantent en vert majeur
Mais déjà les doigts de cuivre de l'automne les rouillent ici et là
Et il y a un arbuste (nous ne savons pas son nom)
Dont les feuilles roussies sont d'un capucine3 insolent
Mais ne veulent pas être feuilles mortes et s'accrochent
Je suis simplement content d'être là avec toi
De marcher près de toi dans l'herbe entre les arbres
Plus je me sens rétrécir de l'écorce et du temps
Plus la vie est vaste plus le monde est grand
Mais ça ne me fâche pas ni ne me fait peur
Je ne saurai jamais l'allemand pour lire Rilke4 dans le texte
Je n'irai probablement ni à Kyoto5 ni à Bali6
Il se fait un peu tard pour maîtriser le piano
et je respecte sans pouvoir y entrer le savoir en mathématiques
de mon ami Jacques Roubaud7 Tout ça n'a pas beaucoup d'importance
Même si j'avais encore des ans et des années
Jamais non plus je ne te déchiffrerais entière
Jamais je ne connaîtrais tous les chemins de ta rêverie
Les gens qu'on aime sont pareils à l'horizon
Qui se dérobe quand on avance et qui recule quand on approche
Mais le bonheur d'être avec toi c'est de te connaître par cœur
Et pourtant de si peu te savoir que chaque matin je m'émerveille
En découvrant à mon côté la mieux connue des inconnues
Le Haut Bout
Samedi 22 octobre 1983
1 Plain-chant : terme de musique qui désigne un chant dans lequel toutes les voix se font entendre à l'unisson.
2 Les espaces blancs, aux vers 4,9,14,19,25,27 sont voulus par le poète.
3 Capucine : rouge orangé.
4 Rilke : poète de langue allemande (1875 - 1926).
5 Kyoto : ville du Japon.
6 Bali : l'une des îles de l'Indonésie.
7 Jacques Roubaud : poète et mathématicien contemporain de Claude Roy.
Quel extrait vous semble adapté aux exigences de la consigne ?
Quel registre devez-vous utiliser ?
Quelle forme littéraire devez-vous adopter ?
À quel courant littéraire appartiennent les Parnassiens ?
- Le sujet est difficile car les termes choisis peuvent être compris de diverses façons.
- Le verbe "reprocher" signifie que l'élève doit répondre à un "reproche", le contester. L'auteur de l'article reproche aux poètes leurs sujets, mais pourquoi ? L'élève ignore cela.
- Le terme "privilégier" est important aussi. Jusqu'à quel point les poètes privilégient-ils effectivement ces thèmes ? Il convient également de défendre la poésie plus "légère", ou la poésie de l'art pour l'art.
- L'élève doit ensuite justifier l'intérêt des poètes pour des thèmes sérieux et graves. Il faut ici mettre en valeur la façon dont ce type de poésie peut traiter des questions métaphysiques humaines.
- Par ailleurs "thèmes sérieux et graves" est assez flou. Il peut s'agir de thèmes tristes (le deuil), de thèmes traitant de questions existentielles (le sens de la vie).
- On peut choisir de reprocher à l'auteur de l'article son défaut de précision. Il convient donc d'imaginer l'article auquel on répond. La réponse doit permettre au lecteur de comprendre ce que le journaliste a écrit.
- Les copies où il y aura des références précises à l'article seront valorisées.
- Le registre doit être polémique.
- Le style doit être celui d'un article de journal.
- La première personne doit être utilisée.
- Il faut une solide culture littéraire pour s'attaquer à ce sujet.
- L'invention doit respecter les règles de la lettre.
Marine Le Gosles
4, rue du Printemps
75 001 Paris
À Paris, le 15 janvier 2015
Cher monsieur,
Je viens de lire votre article dans la revue Le Magazine littéraire. D'habitude, je trouve toujours ce que vous écrivez très intelligent et justifié. Cette fois, j'ai été très étonnée. Votre vision de la poésie n'est pas simplement polémique, elle me semble fort peu fondée. En effet, vous n'avancez finalement pas beaucoup d'arguments, et ceux que vous utilisez ne sont pas convaincants.
Ainsi, vous reprochez aux poètes de privilégier des thèmes sérieux et graves. Jamais toutefois vous n'exprimez clairement ce que vous entendez exactement par "sujets sérieux et graves". Qu'est-ce qu'un sujet sérieux ? Qu'est-ce qu'un sujet grave ? Voilà qui me semble bien flou. Vous citez Victor Hugo, le condamnant pour ses multiples prises de position qui, à votre sens, lui font perdre de vue l'intérêt littéraire de la poésie. Ainsi, prendre position, pour vous, c'est traiter de sujets graves et sérieux ? Vous ne semblez pas non plus apprécier Ponge, à qui vous reprochez son incapacité à voir un pain simplement comme un pain. Ponge fait-il pour autant du pain un "sujet grave et sérieux" ?
Je me permets de vous écrire pour défendre les poètes. Comme je l'ai dit, j'ai toujours respecté vos opinions qui me semblaient toujours fondées et justifiées, même quand je ne les partageais pas. Cette fois, je suis vraiment frappée par la virulence d'un article qui s'attaque à tous les poètes pour une raison bien étrange.
Je tiens à préciser que, non, décidément, Ponge ne fait pas du pain un objet sérieux et grave. Certes, il décide, dans Le Parti pris des choses, de poser un regard neuf sur le monde qui nous entoure et de faire d'objets quotidiens et familiers des objets poétiques. Pour cela, il les embellit, leur apporte du mystère, et nous apprend que tout peut être joli. Voir la beauté du monde ne me semble pas un sujet sérieux ou grave. C'est, au contraire, une façon de distraire les hommes, de leur montrer que la vie est belle, mais aussi qu'elle est amusante. En effet, si le pain devient un monde, tout comme l'huître d'ailleurs, Ponge n'oublie jamais d'être comique. On trouve toujours chez lui une grande dérision, de l'humour. Le ton est décalé. Ainsi, quand il termine par "brisons-la", il y a quelque chose d'amusant, "cessons donc ces enfantillages". Ponge se moque de lui-même.
Mais surtout, que faites-vous donc des poètes de l'Art pour l'Art ? Ceux-là n'ont guère envie de discourir sur des sujets "graves et sérieux". Non, ils veulent créer des poèmes qui soient des œuvres d'art. Ils veulent mettre en valeur la langue, ils veulent créer un nouveau langage, ils veulent se libérer de toute contrainte autre qu'esthétique. Impossible de dire que ces poètes ne traitent que de sujets graves et sérieux, quand ils dissertent sur la beauté et insistent sur les reflets d'une perle ou la couleur d'une rose ! Théophile Gautier et Leconte de Lisle se moquent bien des sujets "sérieux et graves". À moins, bien sûr, que vous considériez la beauté comme un sujet grave. Ou sérieux. Mais alors là...
Finalement, je m'étonne surtout que vous puissiez reprocher à un artiste de ne traiter que de sujets graves et sérieux... L'amour, est-ce grave ? Sérieux ? La mort ? La haine ? La vie ? Sans doute. Mais ce sont tous des sujets humains. La condition humaine peut sembler sérieuse ou grave, et finalement je ne vois pas pourquoi il serait étonnant que les poètes parlent de ces sujets, ni pourquoi cela serait désolant. Lorsque Victor Hugo chante la vie dans "Crépuscule", et nous enjoint à en profiter, lorsque Aragon chante l'amour dans "Vers à danser", à la fois léger et profond, que peut-on leur reprocher ? L'un fait parler la Nature, l'autre s'inspire des chansons populaires. Est-ce sérieux ? Grave ? Non.
Non seulement vous avez tort, les poètes ne traitent pas que de sujets graves et sérieux, non seulement vous ne définissez pas "graves et sérieux", mais en plus cela n'est pas regrettable de parler des grands sujets humains. Heureusement d'ailleurs que les hommes le font. Heureusement que les poètes sont capables de nous montrer le monde à leur façon. Heureusement qu'ils peuvent nous parler d'amour, de mort, de vie, défendre de grandes causes, etc. Ils nous aident à nous sentir moins seuls. Ils nous aident à aimer, à rêver, à pleurer aussi. Les poètes sont des compagnons de route grâce auxquels la vie peut nous sembler plus supportable lorsque nous sommes tristes, plus belle à tout moment. Ils peuvent en effet traiter de sujets comme la guerre, et se montrer défaitiste, comme Victor Hugo avec "L'Enfant". Mais ils sont aussi capables de tourner en dérision des sujets "sérieux ou graves".
Surtout, je crois que le reproche que vous adressez aux poètes pourrait s'étendre à tous les artistes. Je crois qu'il est important de pouvoir aborder tous les sujets. Je pense qu'il est aussi important de ne jamais réduire à un artiste à un seul sujet, aussi "grave et sérieux soit-il".
En espérant que votre prochain article sera plus convaincant.
Bien cordialement,
Marine Le Gosles