Vous comparerez la façon dont l'ironie tragique est traitée dans les deux œuvres.
Pour que l'ironie tragique fonctionne, qui doit ignorer que le personnage cause sa propre perte ?
Dans la tragédie, quelle parole peut être dangereuse pour le personnage si elle est mal interprétée ?
Quel personnage symbolise l'ironie tragique dans Œdipe roi ?
Quelle décision, prise par Œdipe, amorce le début de la tragédie dans Œdipe roi ?
L'ironie tragique est une composante majeure des tragédies antiques. Elle est présente à chaque fois que le sort semble s'acharner de façon cruelle sur le héros ou l'héroïne. Les spectateurs sont au courant que l'action ou la parole prononcée va contribuer à causer la perte du personnage qui l'ignore. Elle repose donc en partie sur le décalage qui existe entre ce que les personnages savent de leur propre destin et ce que les spectateurs connaissent déjà.
Dans la tragédie de Sophocle, les réactions d'Œdipe sont empreintes de cette ironie tragique, c'est pourquoi une comparaison va être établie entre la tragédie antique et le film de Pasolini afin d'en saisir les principaux aspects. Tout d'abord, la parole sera analysée et étudiée comme étant un élément de cette ironie tragique avant de se concentrer sur les actions des personnages.
La parole qui condamne
Œdipe va être condamné pour les actes qu'il a commis sans le vouloir plusieurs années auparavant. Mais ce qui va déclencher sa perte et faire progresser l'action, ce sont les paroles prononcées au cours de la tragédie, les siennes et celles des autres personnages qui, mises bout à bout, vont permettre de dévoiler la vérité.
Tout débute par la parole des oracles qui n'est pas claire. Les oracles sont des intermédiaires qui transmettent les paroles des dieux mais celles-ci doivent être interprétées. C'est la mauvaise interprétation, de la part des personnages, qui peut causer l'ironie tragique. La situation est d'autant plus difficile pour le personnage que les spectateurs savent ce qui va arriver alors que lui ne comprend pas ce qui lui arrive. Dans Œdipe roi, le héros participe même à causer sa perte. L'exemple le plus frappant est bien entendu lorsque l'oracle répète à Œdipe la terrible prophétie. Celui-ci ne connaissant pas la vérité sur sa naissance, il va se jeter vers le parricide en croyant protéger ses parents qu'il aime.
Parfois, c'est la parole du personnage lui-même qui peut causer sa propre perte. C'est le cas lorsque le roi promet de s'engager personnellement à la recherche du meurtrier de Laïos et de ne s'arrêter que lorsque celui-ci sera châtié. Il lance ainsi le compte à rebours annonçant sa fin. En vouant le criminel à la solitude, au rejet et à l'errance, il annonce sans le savoir, mais d'une façon presque prophétique, son futur : "Je voue le criminel, [...] à user misérablement, comme un misérable, une vie sans joie ; et, si d'aventure je venais à l'admettre consciemment à mon foyer, je me voue moi-même à tous les châtiments que mes imprécations viennent à l'instant d'appeler sur d'autres."
Contrairement à Sophocle, l'ironie tragique, chez Pasolini est moins présente dans la parole mais davantage à travers des détails sur lesquels le cinéaste revient régulièrement afin de créer des échos tout au long du film. Il y a de nombreux plans faits sur la broche de Jocaste, avec laquelle Œdipe se crèvera les yeux. Il y a également des plans sur la poutre à laquelle la reine sera retrouvée pendue.
Que ce soit à travers les paroles des personnages ou des allusions visuelles, l'ironie tragique fonctionne grâce au procédé de la double énonciation. Ce procédé fait agir les spectateurs qui sont les seuls à comprendre le double sens des paroles prononcées par les personnages. Ils en savent donc plus qu'eux, ce qui permet de créer la tension dramatique.
L'ironie tragique au service de l'action
Œdipe est le personnage qui participe le plus à la création de l'ironie tragique dans la pièce notamment par sa décision d'enquêter sur le meurtrier de Laïos. À ce moment-là, il ne sait pas encore qu'il est coupable, ni que cette décision va causer sa propre perte. Il fait preuve d'une très grande détermination dans sa décision et compte bien protéger Thèbes et ses habitants en les lavant de la "souillure" qui entache son peuple. Cette décision se retournera donc contre lui car le serment qu'il fait de trouver le coupable le mènera jusqu'à lui. En cherchant à laver une faute, il ne va faire que lever le voile sur celle-ci, causant la mort de Jocaste et sa propre perte.
À partir de cette décision, des révélations vont être faites et le passé d'Œdipe va se retourner contre lui. Chacune de ses actions sera réexaminée et le conduira vers la scène de révélation, que ce soit ses mauvaises actions comme le meurtre ou ses actions les plus positives. Même celles qui lui ont permis d'asseoir son autorité se retourneront contre lui par le biais de l'ironie tragique. C'est le cas de sa rencontre avec le Sphinx. Il fait preuve d'une grande perspicacité puisqu'il est le seul à avoir trouvé la réponse à l'énigme et il en a conscience puisqu'il se comparera même plus tard à un oracle, faisant preuve d'orgueil : "il fallait là l'art d'un devin. […] Et cependant j'arrive, moi, Œdipe, ignorant de tout, et c'est moi, moi seul, qui lui ferme la bouche, sans rien connaître des présages, par ma seule présence d'esprit." Toutefois la présence d'esprit dont il parle lui fait défaut lorsqu'il s'agit d'épouser Jocaste, en récompense. Il aurait dû voir la vérité mais n'en a pas été capable, laissant le piège se refermer sur lui.
Dans le film de Pasolini, l'ironie tragique est amoindrie. En effet, à certains moment, il est donné l'impression qu'Œdipe sait, au fond de lui, ce qu'il est en train de faire ou qui il est vraiment. Pour que l'ironie tragique fonctionne, il faut que le personnage agisse tout en ignorant les conséquences de ses actes. Lors du meurtre de Laïos, le jeune homme se déchaîne violemment sur le vieillard qu'il blesse avant de l'achever. Le regard qu'ils échangent laisse supposer qu'ils se reconnaissent.
C'est sans doute pour ne pas avoir vu ni compris les oracles qu'Œdipe se crève les yeux. Il se réfugie dans l'obscurité, uniquement éclairé par la vérité. L'ironie tragique est caractéristique de la tragédie car elle permet la catharsis. En effet, face au spectacle désolant d'un personnage acharné à causer sa propre perte le spectateur ne peut ressentir que terreur et pitié. Rien n'est laissé au hasard, que ce soit au niveau de la parole ou des actions, tout est fait pour que le personnage n'ait aucune chance de s'en sortir. Le spectateur assiste impuissant à sa déchéance programmée.