Afrique, 2013, voie L
Vous vous interrogerez en prenant appui sur les textes du corpus, sur les œuvres étudiées en classe, ainsi que sur vos lectures personnelles.
En tant que lecteur, attendez-vous d'un roman qu'il vous présente des personnages qui soient le reflet de ce que vous êtes ou l'image de ce que vous aimeriez être ?
Texte A : Victor Hugo, Les Misérables, quatrième partie, livre troisième, chapitre 5
1862
Jean Valjean, ancien bagnard, a promis à Fantine, sur son lit de mort, de s'occuper de sa fille, Cosette. Elle avait abandonné cette dernière aux Thénardier pour pouvoir gagner sa vie. Valjean reprend la petite fille à ses tortionnaires et l'élève. De nombreuses années plus tard, Cosette semble éclore.
LA ROSE S'APERÇOIT QU'ELLE EST UNE MACHINE DE GUERRE
Un jour Cosette se regarda par hasard dans son miroir et se dit : Tiens ! Il lui semblait presque qu'elle était jolie. Ceci la jeta dans un trouble singulier. Jusqu'à ce moment elle n'avait point songé à sa figure. Elle se voyait dans son miroir, mais elle ne s'y regardait pas. Et puis, on lui avait souvent dit qu'elle était laide, et avait grandi dans cette idée avec la résignation facile de l'enfance. Voici que tout d'un coup son miroir lui disant comme Jean Valjean : Mais non ! Elle ne dormit pas de la nuit. - Si j'étais jolie ? pensait-elle, comme cela serait drôle que je fusse jolie ! - Et elle se rappelait celles de ses compagnes dont la beauté faisait effet dans le couvent, et elle se disait : Comment ! Je serais comme mademoiselle une telle !
Le lendemain elle se regarda, mais non par hasard, et elle douta : - Où avais-je l'esprit ? dit-elle, non, je suis laide. - Elle avait tout simplement mal dormi, elle avait les yeux battus et elle était pâle. Elle ne s'était pas sentie très joyeuse la veille de croire à sa beauté, mais elle fut triste de n'y plus croire. Elle ne se regarda plus, et pendant plus de quinze jours elle tâcha de se coiffer en tournant le dos au miroir.
Le soir, après le dîner, elle faisait assez habituellement de la tapisserie dans le salon ou quelque ouvrage de couvent, et Jean Valjean lisait à côté d'elle. Une fois elle leva les yeux de son ouvrage et elle fut toute surprise de la façon inquiète dont son père la regardait.
Une autre fois, elle passait dans la rue, et il lui sembla que quelqu'un qu'elle ne vit pas disait derrière elle : Jolie femme ! mais mal mise. - Bah ! pensa-t-elle, ce n'est pas moi. Je suis bien mise et laide. - Elle avait alors son chapeau de peluche et sa robe de mérinos.
Un jour enfin, elle était dans le jardin, et elle entendit la pauvre vieille Toussaint qui disait : Monsieur, remarquez-vous comme mademoiselle devient jolie ? Cosette n'entendit pas ce que son père répondit, les paroles de Toussaint furent pour elle une sorte de commotion. Elle s'échappa du jardin, monta à sa chambre, courut à la glace, il y avait trois mois qu'elle ne s'était regardée, et poussa un cri. Elle venait de s'éblouir elle-même.
Elle était belle et jolie ; elle ne pouvait s'empêcher d'être de l'avis de Toussaint et de son miroir. Sa taille s'était faite, sa peau avait blanchi, ses cheveux s'étaient lustrés, une splendeur inconnue s'était allumée dans ses prunelles bleues. La conscience de sa beauté lui vint tout entière, en une minute, comme un grand jour qui se fait, les autres la remarquaient d'ailleurs, Toussaint le disait, c'était d'elle évidemment que le passant avant parlé, il n'y avait plus à douter ; elle redescendit au jardin, se croyant reine, entendant les oiseaux chanter, c'était en hiver, voyant le ciel doré, le soleil dans les arbres, des fleurs dans les buissons, éperdue, folle, dans un ravissement inexprimable.
Texte B : Guy de Maupassant, Bel-Ami, chapitre II
1885
Juin 1880. Georges Duroy, sous-officier rendu à la vie civile, est un beau jeune homme peu scrupuleux. Nouvellement employé aux chemins de fer du nord, il déambule sur les boulevards parisiens, en quête de fortune et de réussite. Il rencontre Forestier, un ancien camarade de régiment devenu journaliste qui l'invite à dîner en compagnie du directeur du journal. Cet événement suscite en lui l'espoir d'une ascension sociale.
Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru.
N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque.
Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était pas même reconnu ; il s'était pris pour une autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'œil.
Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant.
Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l'étonnement, le plaisir, l'approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire.
Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d'avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami.
En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et l'indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s'arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent : "Voilà une excellente invention."
Texte C : Guy de Maupassant, "Le Horla"
1887
"Le Horla" est un récit fantastique dans lequel le narrateur a l'impression d'être observé, puis menacé par un être invisible.
19 Août. - Je le tuerai. Je l'ai vu ! Je me suis assis…
Je me suis assis hier soir, à la table ; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !... alors, j'aurais la force des désespérés ; j'aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre, le déchirer.
Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir laissée longtemps ouverte, afin de l'attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant.
Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh ! bien ?... On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n'était pas dedans… et j'étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet.
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup, je commençai à m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque, s'éclaircissant peu à peu.
Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant.
Je l'avais vu ! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore frissonner.
Texte D : Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique
1967
Robinson vit sur son île depuis déjà longtemps, complètement seul. Un jour, il décide de se regarder dans le miroir : c'est la première fois qu'il voit son visage depuis le naufrage de la Virginie, le bateau sur lequel il se trouvait.
Cette antipathie pour son propre visage et aussi une éducation hostile à toute complaisance l'avaient longtemps tenu à l'écart du miroir provenant de la Virginie qu'il avait suspendu au mur extérieur le moins accessible de la Résidence. L'attention vigilante qu'il portait désormais à sa propre évolution l'y ramena un matin - et il sortit même son siège habituel pour scruter plus à loisir la seule face humaine qu'il fût donné de voir.
Aucun changement notable n'avait altéré ses traits, et pourtant, il se reconnut à peine. Un seul mot se présenta à son esprit : défiguré. "Je suis défiguré", prononça-t-il à haute voix, tant le désespoir lui serrait le cœur. C'était vainement qu'il cherchait, dans la bassesse de la bouche, la matité1 du regard ou l'aridité du front - ces défauts qu'il se connaissait depuis toujours -, l'explication de la disgrâce ténébreuse du masque qui le fixait à travers les taches d'humidité du miroir. C'était à la fois plus général et plus profond, une certaine dureté, quelque chose de mort qu'il avait jadis remarqué sur le visage d'un prisonnier libéré après des années de cachot sans lumière. On aurait dit qu'un hiver d'une aigreur impitoyable fût passé sur cette figure familière, effaçant toutes ses nuances, pétrifiant tous ses frémissements, simplifiant son expression jusqu'à la grossièreté. Ah, certes, cette barbe carrée qui l'encadrait d'une oreille à l'autre n'avait rien de la douceur floue et soyeuse de celle du Nazaréen2 ! C'était bien à l'Ancien Testament et à sa justice sommaire qu'elle ressortissait, ainsi d'ailleurs que ce regard trop franc dont la violence mosaïque3 effrayait.
Narcisse4 d'un genre nouveau, abîmé de tristesse, recru5 de dégoût de soi, il médita longuement en tête à tête avec lui-même. Il comprit que notre visage est cette partie de notre chair que modèle et remodèle, réchauffe et anime sans cesse la présence de nos semblables. Un homme que vient de quitter quelqu'un avec qui il a eu une conversation animée : son visage garde quelque temps une vivacité rémanente6 qui ne s'éteint que peu à peu et dont la survenue d'un autre interlocuteur fait rejaillir la flamme. "Un visage éteint. Un degré d'extinction sans doute jamais atteint encore dans l'espèce humaine." Robinson avait prononcé ces mots à haute voix. Or sa face en proférant ces paroles lourdes comme des pierres n'avait pas d'avantage bougé qu'une corne de brume ou un cor de chasse. Il s'efforça à quelques pensées gaies et tâcha de sourire. Impossible. En vérité il y avait quelque chose de gelé dans son visage et il aurait fallu de longues et joyeuses retrouvailles avec les siens pour provoquer un dégel. Seul le sourire d'un ami aurait pu lui rendre le sourire…
1matité : caractère de ce qui est mat
2 le Nazaréen : il s'agit de Jésus-Christ, qui vivait à Nazareth, en Judée
3mosaïque : adjectif correspondant à Moïse, un des prophètes de l'Ancien Testament
4Narcisse : personnage de la mythologie gréco-romaine qui était tombé amoureux de sa propre image en se voyant pour la première fois dans le reflet d'une source. Il mourut au bord de cette source et fut transformé en fleur (le narcisse).
5 recru : débordant, plein du dégoût de soi
6rémanente : permanente, persistante ; qui subsiste après la disparition de sa cause
Comment Cosette est-elle décrite dans ce passage ?
Texte A : Victor Hugo, Les Misérables, quatrième partie, livre troisième, chapitre 5
1862
Jean Valjean, ancien bagnard, a promis à Fantine, sur son lit de mort, de s'occuper de sa fille, Cosette. Elle avait abandonné cette dernière aux Thénardier pour pouvoir gagner sa vie. Valjean reprend la petite fille à ses tortionnaires et l'élève. De nombreuses années plus tard, Cosette semble éclore.
LA ROSE S'APERÇOIT QU'ELLE EST UNE MACHINE DE GUERRE
Un jour Cosette se regarda par hasard dans son miroir et se dit : Tiens ! Il lui semblait presque qu'elle était jolie. Ceci la jeta dans un trouble singulier. Jusqu'à ce moment elle n'avait point songé à sa figure. Elle se voyait dans son miroir, mais elle ne s'y regardait pas. Et puis, on lui avait souvent dit qu'elle était laide, et avait grandi dans cette idée avec la résignation facile de l'enfance. Voici que tout d'un coup son miroir lui disant comme Jean Valjean : Mais non ! Elle ne dormit pas de la nuit. - Si j'étais jolie ? pensait-elle, comme cela serait drôle que je fusse jolie ! - Et elle se rappelait celles de ses compagnes dont la beauté faisait effet dans le couvent, et elle se disait : Comment ! Je serais comme mademoiselle une telle !
Le lendemain elle se regarda, mais non par hasard, et elle douta : - Où avais-je l'esprit ? dit-elle, non, je suis laide. - Elle avait tout simplement mal dormi, elle avait les yeux battus et elle était pâle. Elle ne s'était pas sentie très joyeuse la veille de croire à sa beauté, mais elle fut triste de n'y plus croire. Elle ne se regarda plus, et pendant plus de quinze jours elle tâcha de se coiffer en tournant le dos au miroir.
Le soir, après le dîner, elle faisait assez habituellement de la tapisserie dans le salon ou quelque ouvrage de couvent, et Jean Valjean lisait à côté d'elle. Une fois elle leva les yeux de son ouvrage et elle fut toute surprise de la façon inquiète dont son père la regardait.
Une autre fois, elle passait dans la rue, et il lui sembla que quelqu'un qu'elle ne vit pas disait derrière elle : Jolie femme ! mais mal mise. - Bah ! pensa-t-elle, ce n'est pas moi. Je suis bien mise et laide. - Elle avait alors son chapeau de peluche et sa robe de mérinos.
Un jour enfin, elle était dans le jardin, et elle entendit la pauvre vieille Toussaint qui disait : Monsieur, remarquez-vous comme mademoiselle devient jolie ? Cosette n'entendit pas ce que son père répondit, les paroles de Toussaint furent pour elle une sorte de commotion. Elle s'échappa du jardin, monta à sa chambre, courut à la glace, il y avait trois mois qu'elle ne s'était regardée, et poussa un cri. Elle venait de s'éblouir elle-même.
Elle était belle et jolie ; elle ne pouvait s'empêcher d'être de l'avis de Toussaint et de son miroir. Sa taille s'était faite, sa peau avait blanchi, ses cheveux s'étaient lustrés, une splendeur inconnue s'était allumée dans ses prunelles bleues. La conscience de sa beauté lui vint tout entière, en une minute, comme un grand jour qui se fait, les autres la remarquaient d'ailleurs, Toussaint le disait, c'était d'elle évidemment que le passant avant parlé, il n'y avait plus à douter ; elle redescendit au jardin, se croyant reine, entendant les oiseaux chanter, c'était en hiver, voyant le ciel doré, le soleil dans les arbres, des fleurs dans les buissons, éperdue, folle, dans un ravissement inexprimable.
Quelle qualité possède Duroy ?
Texte B : Guy de Maupassant, Bel-Ami, chapitre II
1885
Juin 1880. Georges Duroy, sous-officier rendu à la vie civile, est un beau jeune homme peu scrupuleux. Nouvellement employé aux chemins de fer du nord, il déambule sur les boulevards parisiens, en quête de fortune et de réussite. Il rencontre Forestier, un ancien camarade de régiment devenu journaliste qui l'invite à dîner en compagnie du directeur du journal. Cet événement suscite en lui l'espoir d'une ascension sociale.
Il montait lentement les marches, le cœur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru.
N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque.
Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était pas même reconnu ; il s'était pris pour une autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'œil.
Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant.
Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l'étonnement, le plaisir, l'approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire.
Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d'avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami.
En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et l'indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s'arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent : "Voilà une excellente invention."
Comment le narrateur décrit-il le Horla ?
Texte C : Guy de Maupassant, "Le Horla"
1887
"Le Horla" est un récit fantastique dans lequel le narrateur a l'impression d'être observé, puis menacé par un être invisible.
19 Août. - Je le tuerai. Je l'ai vu ! Je me suis assis…
Je me suis assis hier soir, à la table ; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !... alors, j'aurais la force des désespérés ; j'aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre, le déchirer.
Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.
En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l'avoir laissée longtemps ouverte, afin de l'attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui me servait chaque jour pour me raser, pour m'habiller, et où j'avais coutume de me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant.
Donc, je faisais semblant d'écrire, pour le tromper, car il m'épiait lui aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait par-dessus mon épaule, qu'il était là, frôlant mon oreille.
Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh ! bien ?... On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n'était pas dedans… et j'étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il m'échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet.
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup, je commençai à m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. C'était comme la fin d'une éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque, s'éclaircissant peu à peu.
Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant.
Je l'avais vu ! L'épouvante m'en est restée, qui me fait encore frissonner.
Qu'aimerait Robinson ?
Texte D : Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique
1967
Robinson vit sur son île depuis déjà longtemps, complètement seul. Un jour, il décide de se regarder dans le miroir : c'est la première fois qu'il voit son visage depuis le naufrage de la Virginie, le bateau sur lequel il se trouvait.
Cette antipathie pour son propre visage et aussi une éducation hostile à toute complaisance l'avaient longtemps tenu à l'écart du miroir provenant de la Virginie qu'il avait suspendu au mur extérieur le moins accessible de la Résidence. L'attention vigilante qu'il portait désormais à sa propre évolution l'y ramena un matin – et il sortit même son siège habituel pour scruter plus à loisir la seule face humaine qu'il fût donné de voir.
Aucun changement notable n'avait altéré ses traits, et pourtant, il se reconnut à peine. Un seul mot se présenta à son esprit : défiguré. "Je suis défiguré", prononça-t-il à haute voix, tant le désespoir lui serrait le cœur. C'était vainement qu'il cherchait, dans la bassesse de la bouche, la matité1 du regard ou l'aridité du front – ces défauts qu'il se connaissait depuis toujours –, l'explication de la disgrâce ténébreuse du masque qui le fixait à travers les taches d'humidité du miroir. C'était à la fois plus général et plus profond, une certaine dureté, quelque chose de mort qu'il avait jadis remarqué sur le visage d'un prisonnier libéré après des années de cachot sans lumière. On aurait dit qu'un hiver d'une aigreur impitoyable fût passé sur cette figure familière, effaçant toutes ses nuances, pétrifiant tous ses frémissements, simplifiant son expression jusqu'à la grossièreté. Ah, certes, cette barbe carrée qui l'encadrait d'une oreille à l'autre n'avait rien de la douceur floue et soyeuse de celle du Nazaréen2 ! C'était bien à l'Ancien Testament et à sa justice sommaire qu'elle ressortissait, ainsi d'ailleurs que ce regard trop franc dont la violence mosaïque3 effrayait.
Narcisse4 d'un genre nouveau, abîmé de tristesse, recru5 de dégoût de soi, il médita longuement en tête à tête avec lui-même. Il comprit que notre visage est cette partie de notre chair que modèle et remodèle, réchauffe et anime sans cesse la présence de nos semblables. Un homme que vient de quitter quelqu'un avec qui il a eu une conversation animée : son visage garde quelque temps une vivacité rémanente6 qui ne s'éteint que peu à peu et dont la survenue d'un autre interlocuteur fait rejaillir la flamme. "Un visage éteint. Un degré d'extinction sans doute jamais atteint encore dans l'espèce humaine." Robinson avait prononcé ces mots à haute voix. Or sa face en proférant ces paroles lourdes comme des pierres n'avait pas d'avantage bougé qu'une corne de brume ou un cor de chasse. Il s'efforça à quelques pensées gaies et tâcha de sourire. Impossible. En vérité il y avait quelque chose de gelé dans son visage et il aurait fallu de longues et joyeuses retrouvailles avec les siens pour provoquer un dégel. Seul le sourire d'un ami aurait pu lui rendre le sourire…
1matité : caractère de ce qui est mat.
2le Nazaréen : il s'agit de Jésus-Christ, qui vivait à Nazareth, en Judée.
3mosaïque : adjectif correspondant à Moïse, un des prophètes de l'Ancien Testament.
4Narcisse : personnage de la mythologie gréco-romaine qui était tombé amoureux de sa propre image en se voyant pour la première fois dans le reflet d'une source. Il mourut au bord de cette source et fut transformé en fleur (le narcisse).
5 recru : débordant, plein du dégoût de soi.
6rémanente : permanente, persistante ; qui subsiste après la disparition de sa cause.
Qu'est-ce qu'un personnage-miroir ?
Quel est l'objectif des auteurs réalistes ?
Qu'est-ce qu'un personnage mauvais ?
Quelle particularité a un personnage héroïque ?
Le héros de roman, à l'origine, est un personnage héroïque. L'univers romanesque est associé au fabuleux, et il est peuplé de personnages d'exception, comme le comte de Monte-Cristo ou encore d'Artagnan. Les personnages ont des qualités remarquables, ils se démarquent des personnes réelles. Ce sont des personnages qui font rêver le lecteur, qui a envie d'être aussi héroïque.
Mais le personnage de roman n'est pas toujours un être doté de qualités remarquables. Certains héros sont plus ordinaires. Ils ne sont pas magnifiquement beaux, merveilleusement bons ou terriblement héroïques. Certains héros ressemblent davantage aux êtres humains qu'on rencontre dans la vie réelle.
Le lecteur préfère-t-il des héros qui lui ressemblent ou qui lui sont étrangers ? Aime-t-il qu'on le fasse rêver, ou qu'on lui montre la réalité ?
Le lecteur est attiré par le héros hors norme, qui est tel qu'on souhaiterait être, ce que nous montrerons dans une première partie. Mais le lecteur peut aussi préférer des personnages plus ordinaires, qui sont le miroir de ce que lui-même peut être, comme nous le verrons dans une seconde partie. Il conviendra également de se demander si le héros ne peut pas aussi être un antihéros, un contre-exemple, un "anti-modèle".
L'attrait pour le héros extraordinaire
Les origines du roman
- Le lecteur peut avoir envie de rêver lorsqu'il lit. Il aime découvrir des personnages qui semblent parfaits, qui sont ce qu'il aimerait être : beau, intelligent, vertueux, courageux, en vérité héroïques.
- Les origines du roman : les épopées héroïques avec des personnages surhumains comme Ulysse ou Hercule dans l'Odyssée ou l'Iliade d'Homère.
- Les romans de chevalerie, avec des personnages qui font des exploits guerriers (les romans de Chrétien de Troyes).
- Les personnages qui ne sont pas humains : les géants dans Rabelais (Gargantua ou Micromégas).
- Des univers romanesques incroyables comme dans Jules Verne (Voyage au centre de la terre).
- Des personnages incroyables, magiques ou mystérieux (les contes de fées, la fantaisie comme Le Seigneur des anneaux de Tolkien).
- Les intrigues sont incroyables, les histoires sont exaltantes : Le Comte de Monte-Cristo, Les Trois Mousquetaires, etc.
Un personnage aux qualités exceptionnelles
- Le physique : les héros peuvent être très beaux (La Princesse de Clèves) ou très laids (Le Bossu de Notre-Dame). Les écrivains utilisent des superlatifs pour insister sur la beauté ou la laideur du personnage. Ce ne sont pas des êtres ordinaires. Dans Les Misérables, Cosette découvre qu'elle est "belle et jolie", Victor Hugo écrit qu'elle s'éblouit elle-même. Dans Bel-Ami de Maupassant, Duroy se découvre également magnifique dans le miroir, homme du monde, chic.
- Ils sont souvent de haute condition sociale, des princes ou des princesses, des nobles, des chevaliers, etc.
- Les personnages peuvent servir à définir une morale, à exalter une vertu : la princesse de Clèves résiste à la passion et reste fidèle à son époux.
- La vie d'un personnage hors norme est attractive, car elle est faite d'intrigues passionnantes. Elle permet de faire rêver, d'exalter. Il y a souvent des aventures incroyables.
- Les personnages peuvent être qualifiés par leur héroïsme, leur sens du sacrifice, leur courage (Jean Valjean, la princesse de Clèves, le roi Arthur, etc.).
Le lecteur peut facilement rêver avec des personnages extraordinaires. Mais il ne se reconnaît pas forcément dans ces modèles de perfection. Les écrivains peignent des personnages plus communs qui semblent parfois être des miroirs des humains.
L'alter ego ou le personnage "normal"
L'illusion du vrai
- Le lecteur peut préférer des personnages qui lui ressemblent et l'aident à mieux se comprendre lui-même.
- Avec le réalisme et le naturalisme, les écrivains tentent de décrire plus précisément les personnages. Les caractères deviennent plus complexes. Les auteurs affirment que personne n'est vraiment héroïque, vraiment parfait. Zola et Balzac estiment ainsi qu'être héroïque est caricatural.
- Le but des romanciers réalistes est de peindre le monde tel qu'il est vraiment. Ils veulent montrer les personnages et leurs milieux de manière objective. Il n'y a plus d'idéalisation, il y a même un rejet de l'idéalisation et du romantisme (Emma Bovary est un personnage ridicule car elle cherche le romantisme dans sa vie).
- Les auteurs insistent sur les mauvais côtés des personnages ou leurs aspects communs. Ils soulignent la médiocrité ou la normalité de leurs héros. Ainsi, dans Madame Bovary, Charles Bovary n'est pas très beau, il n'est pas exceptionnel, il ne parle pas très bien, il ne fait pas rêver sa femme.
- Pour Zola, "le premier homme qui passe est un héros suffisant". N'importe quel homme, n'importe quelle femme peut être un sujet de roman. Les personnages ne sont plus tous nobles, princiers. Ils ne sont plus tous beaux. Au contraire, il faut montrer la réalité dans ce qu'elle a de plus terrible : l'oncle Macquart est alcoolique, Nana a une petite vertu, etc.
- Maupassant décrit Georges Duroy dans Bel-Ami comme un bel homme voué à un destin incroyable. Mais finalement il se montre médiocre. Si on le compare à un homme comme Valmont, il est sans éclat, il n'est pas impressionnant, il est même minable. Maupassant dénonce les combines. Le héros n'est plus un aventurier, mais un vulgaire arriviste.
Le processus d'identification facilité
- On peut parler de personnage-miroir. C'est un personnage auquel le lecteur peut s'identifier. Il est comme lui, il lui ressemble davantage. Il a certes des qualités mais aussi des défauts. Balzac a ainsi pour but de peindre la réalité, la vérité, "de faire concurrence à l'état civil".
- Le personnage réaliste ou naturaliste permet de peindre la société telle qu'elle est. Il s'agit d'inviter le lecteur à réfléchir sur sa condition, sur la condition des autres. Le but est de dénoncer, d'enseigner.
- Le personnage ne sert plus à rêver, il sert à faire réfléchir. Il ne peut pas être parfait, il ne peut pas être très mauvais non plus. Il faut montrer la complexité de l'homme (Georges Duroy dans Bel-Ami, Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir).
- La vie du personnage ordinaire est moins éloignée de celle du lecteur que la vie du roi Arthur. Ce n'est plus une question de perfection, d'idéal ou de morale. Il faut montrer l'homme avec ses qualités et ses défauts. On peut citer les héros des romans de Zola, qui sont à la fois responsables et victimes de leur destin (Gervaise dans L'Assommoir).
- Le lecteur peut aussi se sentir moins seul. Il peut se reconnaître dans le personnage. Il peut voir ses difficultés illustrées dans un roman.
- Le message est plus facile à faire passer. Le lecteur se sent proche du personnage.
Le lecteur peut donc préférer des romans où les héros sont idéalisés, où ils sont ce qu'il souhaiterait être. Il peut aussi aimer des héros qui lui ressemblent, qui sont plus complexes, qui ont des défauts et des qualités. Mais le lecteur peut aussi aimer les antihéros, des personnages franchement mauvais ou un peu perdus.
Le personnage comme antihéros
Le héros qui fait le mal
- Les héros de roman peuvent être exceptionnellement bons (Jean Valjean dans Les Misérables) mais aussi exceptionnellement mauvais (la marquise de Merteuil dans Les Liaisons Dangereuses). Ils sont divisés entre le bien et le mal. Les personnages mauvais sont souvent caractérisés par la laideur, ils sont bien pires que les humains. Ils peuvent être monstrueux, amoraux, inquiétants. L'univers romanesque peut ainsi être manichéen. Si des êtres sont idéaux, d'autres sont cauchemardesques. Vautrin dans Le Père Goriot est un personnage mauvais.
- Les personnages peuvent être des "anti-modèles". Ils sont ce à quoi on ne veut surtout pas ressembler. On peut citer Moriarty dans Les Aventures de Sherlock Holmes ou Mr Hyde dans Docteur Jekyll et Mister Hyde. On peut aussi citer la famille Thénardier dans Les Misérables qui abuse de Cosette. Ils sont la part mauvaise de l'Homme, le pire, le mal, le diable parfois même (on peut penser à Dracula).
Un personnage sans but
- L'"antihéros" est aussi le héros sans quête, sans but. Il réalise parfois des exploits, mais sans vraiment le vouloir. C'est l'homme qui semble se moquer du monde autour de lui. Il est désabusé, il semble déconnecté. Les héros de Camus sont souvent ainsi, particulièrement Meursault dans L'Étranger.
- La figure héroïque persiste aujourd'hui, mais plutôt dans la littérature enfantine (Harry Potter) ou de seconde zone. Les personnages des romans actuels, comme ceux de Houellebecq, sont souvent désenchantés, tristes, mornes.
Le lecteur cherche donc deux types de personnages dans le roman : le héros idéal, auquel il aimerait ressembler, ou le héros normal, qui lui ressemble. S'il veut rêver, s'il veut un monde héroïque et formidable, il se tournera avec plaisir vers des romans d'aventures ou de chevalerie. Mais le lecteur peut aussi aimer se comprendre, se découvrir, mieux saisir ce qu'est l'humanité. Dans ce cas, il préférera se tourner vers des romans où les héros sont plus complexes.
Enfin, il ne faut pas oublier que la littérature est peuplée d'antihéros ou de monstrueux personnages. Le lecteur lit aussi pour découvrir ces êtres qui lui servent d'anti-modèles.