Nouvelle-Calédonie, 2012, voie L
Vous appuierez votre réflexion sur des exemples empruntés aux oeuvres que vous avez lues ou étudiées en classe.
À la lumière du corpus, pensez-vous que l'usage d'un topos est révélateur d'une faiblesse littéraire ou la marque d'un écrivain de génie ?
Texte A : Victor Hugo, Les Misérables, extrait de la quatrième partie, "L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint Denis", livre troisième, "La maison de la rue Plume"
1862
Victor Hugo décrit ici le jardin qui sera le témoin des premières rencontres amoureuses de Marius et Cosette, en 1832.
III
FOLIIS AC FRONDIBUS1
Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d'un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. Les passants d'il y a quarante ans s'arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu'il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes. Plus d'un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l'antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus, bizarrement couronnée d'un fronton2 d'arabesques3 indéchiffrables.
Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages4 décloués par le temps pourrissant sur le mur ; du reste plus d'allées ni de gazon ; du chiendent5 partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées6 y était splendide. Rien dans ce jardin ne contrariait l'effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres s'étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s'épanouit dans l'air, ce qui flotte au vent s'était penché vers ce qui se traîne dans la mousse ; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s'étaient mêlés, traversés, mariés, confondus ; la végétation, dans un embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous l'œil satisfait du créateur, en cet enclos de trois cent pieds carrés, le saint mystère de sa fraternité, symbole de la fraternité humaine. Ce jardin n'était plus un jardin, c'était une broussaille colossale ; c'est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.
1 Folliis ac frondibus (expression latine) : s'enveloppant de feuilles et de branches (Lucrèce, De Natura rerum, V)
2 Fronton : couronnement d'un édifice ou d'une partie d'édifice consistant en deux éléments de corniches obliques
3 Arabesques : ornement (à la manière arabe) formé de lettres, de lignes, de feuillages entrelacés
4 Treillages : structures de bois soutenant les plantes grimpantes le long d'un mur
5 Chiendent : mauvaise herbe
6 Giroflées : fleurs colorées
Texte B : Gustave Flaubert, Madame Bovary, première partie, chapitres V et IX
1857
Emma, qui rêve d'amours romanesques et splendides, vient d'épouser Charles Bovary, médecin de la petite ville de Tostes. Elle découvre le jardin et la maison dans lesquels elle devra vivre.
Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge1 couverts d'abricots en espalier2, jusqu'à une haie d'épines qui le séparait des champs. Il y avait au milieu un cadran solaire en ardoise, sur un piédestal de maçonnerie ; quatre plates-bandes garnies d'églantiers maigres entouraient systématiquement le carré plus utile des végétations sérieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire3.
Extrait de la première partie, chapitre V.
Le temps passant, Emma continue d'aller au jardin.
Les jours qu'il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosée avait laissé sur les choux des guipures4 d'argent avec de longs fils clairs qui s'étendaient de l'un à l'autre. On n'entendait pas d'oiseaux, tout semblait dormir, l'espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon5 du mur, où l'on voyait, en s'approchant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de la haie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le plâtre, s'écaillant à la gelée, avait fait des gales6 blanches sur sa figure.
Extrait de la première partie, chapitre IX.
1 Bauge : mélange de terre et de paille utilisé en construction
2 Espaliers : arbres dont les branches sont étirées le long d'un mur
3 Bréviaire : livre de prière du prêtre
4 Guipures : dentelles ajourées et délicates
5 Chaperon : protection du sommet d'un mur contre le ruissellement de la pluie
6 Gales : marques laissées par une maladie de peau
Texte C : Gérard de Nerval, Les Filles du feu, "Sylvie"
1854
Le narrateur décide de retrouver Sylvie, son amie d'enfance, en revenant au pays dont il est originaire. Sur le chemin, il fait un détour par le parc du château d'Ermenonville où avaient lieu les fêtes de sa jeunesse.
Ermenonville
Lorsque je vis briller les eaux du lac à travers les branches des saules et des coudriers, je reconnus tout à fait un lieu où mon oncle, dans ses promenades, m'avait conduit bien des fois : c'est le Temple de la philosophie, que son fondateur n'a pas eu le bonheur de terminer. Il a la forme du temple de la sibylle Tiburtine1, et, debout encore, sous l'abri d'un bouquet de pins, il étale tous ces grands noms de la pensée qui commencent par Montaigne et Descartes, et qui s'arrêtent à Rousseau. Cet édifice inachevé n'est déjà plus qu'une ruine, le lierre le festonne avec grâce, la ronce envahit les marches disjointes. Là, tout enfant, j'ai vu des fêtes où les jeunes filles vêtues de blanc venaient recevoir des prix d'étude et de sagesse. Où sont les buissons de roses qui entouraient la colline ? L'églantier et le framboisier en cachent les derniers plants, qui retournent à l'état sauvage. - Quant aux lauriers, les a-t-on coupés, comme le dit la chanson des jeunes filles qui ne veulent plus aller au bois ? Non, ces arbustes de la douce Italie ont péri sous notre ciel brumeux. Heureusement le troëne de Virgile2 fleurit encore, comme pour appuyer la parole du maître inscrite au-dessus de la porte : Rerum cognoscere causas ! - Oui, ce temple tombe comme tant d'autres, les hommes oublieux ou fatigués se détourneront de ses abords, la nature indifférente reprendra le terrain que l'art lui disputait ; mais la soif de connaître restera éternelle, mobile de toute force et de toute activité.
Voici les peupliers de l'île, et la tombe de Rousseau, vide de ses cendres. Ô sage ! tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop faibles pour qu'il pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques. Pourtant ne désespérons pas, et, comme tu fis à ton suprême instant, tournons nos yeux vers le soleil !
J'ai revu le château, les eaux paisibles qui le bordent, la cascade qui gémit dans les roches, et cette chaussée réunissant les deux parties du village, dont quatre colombiers marquent les angles, la pelouse qui s'étend au-delà comme une savane, dominée par des coteaux ombreux ; la tour de Gabrielle se reflète de loin sur les eaux d'un lac factice étoilé de fleurs éphémères ; l'écume bouillonne, l'insecte bruit... Il faut échapper à l'air perfide qui s'exhale en gagnant les grès poudreux du désert et les landes où la bruyère rose relève le vert des fougères. Que tout cela est solitaire et triste ! Le regard enchanté de Sylvie, ses courses folles, ses cris joyeux, donnaient autrefois tant de charme aux lieux que je viens de parcourir ! C'était encore une enfant sauvage, ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses tresses de cheveux noirs. Nous allions boire du lait à la ferme suisse, et l'on me disait : "Qu'elle est jolie, ton amoureuse, petit Parisien !" Oh ! Ce n'est pas alors qu'un paysan aurait dansé avec elle ! Elle ne dansait qu'avec moi, une fois par an, à la fête de l'arc.
1 Temple de la sibylle Tiburtine : temple romain situé à Tivoli en Italie
2 Virgile : Poète latin du 1er siècle après J.-C. ; la phrase latine citée est extraite du recueil des Géorgiques, et signifie "connaître la raison des choses".
À quel courant littéraire appartient ce texte ?
Texte A : Victor Hugo, Les Misérables, extrait de la quatrième partie, "L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint Denis", livre troisième, "La maison de la rue Plume"
1862
Victor Hugo décrit ici le jardin qui sera le témoin des premières rencontres amoureuses de Marius et Cosette, en 1832.
III
FOLIIS AC FRONDIBUS1
Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d'un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. Les passants d'il y a quarante ans s'arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu'il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes. Plus d'un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l'antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus, bizarrement couronnée d'un fronton2 d'arabesques3 indéchiffrables.
Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages4 décloués par le temps pourrissant sur le mur ; du reste plus d'allées ni de gazon ; du chiendent5 partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées6 y était splendide. Rien dans ce jardin ne contrariait l'effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres s'étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s'épanouit dans l'air, ce qui flotte au vent s'était penché vers ce qui se traîne dans la mousse ; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s'étaient mêlés, traversés, mariés, confondus ; la végétation, dans un embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous l'œil satisfait du créateur, en cet enclos de trois cent pieds carrés, le saint mystère de sa fraternité, symbole de la fraternité humaine. Ce jardin n'était plus un jardin, c'était une broussaille colossale ; c'est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.
1 Folliis ac frondibus (expression latine) : s'enveloppant de feuilles et de branches (Lucrèce, De Natura rerum, V)
2 Fronton : couronnement d'un édifice ou d'une partie d'édifice consistant en deux éléments de corniches obliques
3 Arabesques : ornement (à la manière arabe) formé de lettres, de lignes, de feuillages entrelacés
4 Treillages : structures de bois soutenant les plantes grimpantes le long d'un mur
5 Chiendent : mauvaise herbe
6 Giroflées : fleurs colorées
Quel registre Flaubert utilise-t-il dans ce texte ?
Texte B : Gustave Flaubert, Madame Bovary, première partie, chapitres V et IX
1857
Emma, qui rêve d'amours romanesques et splendides, vient d'épouser Charles Bovary, médecin de la petite ville de Tostes. Elle découvre le jardin et la maison dans lesquels elle devra vivre.
Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge1 couverts d'abricots en espalier2, jusqu'à une haie d'épines qui le séparait des champs. Il y avait au milieu un cadran solaire en ardoise, sur un piédestal de maçonnerie ; quatre plates-bandes garnies d'églantiers maigres entouraient systématiquement le carré plus utile des végétations sérieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire3.
Extrait de la première partie, chapitre V.
Le temps passant, Emma continue d'aller au jardin.
Les jours qu'il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosée avait laissé sur les choux des guipures4 d'argent avec de longs fils clairs qui s'étendaient de l'un à l'autre. On n'entendait pas d'oiseaux, tout semblait dormir, l'espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon5 du mur, où l'on voyait, en s'approchant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de la haie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le plâtre, s'écaillant à la gelée, avait fait des gales6 blanches sur sa figure.
Extrait de la première partie, chapitre IX.
1 Bauge : mélange de terre et de paille utilisé en construction
2 Espaliers : arbres dont les branches sont étirées le long d'un mur
3 Bréviaire : livre de prière du prêtre
4 Guipures : dentelles ajourées et délicates
5 Chaperon : protection du sommet d'un mur contre le ruissellement de la pluie
6 Gales : marques laissées par une maladie de peau
Quel registre Nerval utilise-t-il dans ce texte ?
Texte C : Gérard de Nerval, Les filles de feu, "Sylvie"
1854
Le narrateur décide de retrouver Sylvie, son amie d'enfance, en revenant au pays dont il est originaire. Sur le chemin, il fait un détour par le parc du château d'Ermenonville où avaient lieu les fêtes de sa jeunesse.
Ermenonville
Lorsque je vis briller les eaux du lac à travers les branches des saules et des coudriers, je reconnus tout à fait un lieu où mon oncle, dans ses promenades, m'avait conduit bien des fois : c'est le Temple de la philosophie, que son fondateur n'a pas eu le bonheur de terminer. Il a la forme du temple de la sibylle Tiburtine1, et, debout encore, sous l'abri d'un bouquet de pins, il étale tous ces grands noms de la pensée qui commencent par Montaigne et Descartes, et qui s'arrêtent à Rousseau. Cet édifice inachevé n'est déjà plus qu'une ruine, le lierre le festonne avec grâce, la ronce envahit les marches disjointes. Là, tout enfant, j'ai vu des fêtes où les jeunes filles vêtues de blanc venaient recevoir des prix d'étude et de sagesse. Où sont les buissons de roses qui entouraient la colline ? L'églantier et le framboisier en cachent les derniers plants, qui retournent à l'état sauvage. - Quant aux lauriers, les a-t-on coupés, comme le dit la chanson des jeunes filles qui ne veulent plus aller au bois ? Non, ces arbustes de la douce Italie ont péri sous notre ciel brumeux. Heureusement le troëne de Virgile2 fleurit encore, comme pour appuyer la parole du maître inscrite au-dessus de la porte : Rerum cognoscere causas ! - Oui, ce temple tombe comme tant d'autres, les hommes oublieux ou fatigués se détourneront de ses abords, la nature indifférente reprendra le terrain que l'art lui disputait ; mais la soif de connaître restera éternelle, mobile de toute force et de toute activité.
Voici les peupliers de l'île, et la tombe de Rousseau, vide de ses cendres. Ô sage ! tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop faibles pour qu'il pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques. Pourtant ne désespérons pas, et, comme tu fis à ton suprême instant, tournons nos yeux vers le soleil !
J'ai revu le château, les eaux paisibles qui le bordent, la cascade qui gémit dans les roches, et cette chaussée réunissant les deux parties du village, dont quatre colombiers marquent les angles, la pelouse qui s'étend au-delà comme une savane, dominée par des coteaux ombreux ; la tour de Gabrielle se reflète de loin sur les eaux d'un lac factice étoilé de fleurs éphémères ; l'écume bouillonne, l'insecte bruit... Il faut échapper à l'air perfide qui s'exhale en gagnant les grès poudreux du désert et les landes où la bruyère rose relève le vert des fougères. Que tout cela est solitaire et triste ! Le regard enchanté de Sylvie, ses courses folles, ses cris joyeux, donnaient autrefois tant de charme aux lieux que je viens de parcourir ! C'était encore une enfant sauvage, ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses tresses de cheveux noirs. Nous allions boire du lait à la ferme suisse, et l'on me disait : "Qu'elle est jolie, ton amoureuse, petit Parisien !" Oh ! Ce n'est pas alors qu'un paysan aurait dansé avec elle ! Elle ne dansait qu'avec moi, une fois par an, à la fête de l'arc.
1 Temple de la sibylle Tiburtine : temple romain situé à Tivoli en Italie
2 Virgile : Poète latin du 1er siècle après J.-C. ; la phrase latine citée est extraite du recueil des Géorgiques, et signifie "connaître la raison des choses".
Qu'est-ce qu'un topos en littérature ?
À quel terme ci-dessous peut-on associer le mot "topos" ?
Pourquoi les mêmes thèmes reviennent-ils en littérature ?
À quelle époque le topos devient-il synonyme de faiblesse littéraire ?
Un topos en littérature est un thème récurrent. Certains sont devenus tellement banals et répétitifs qu'on les appelle des lieux communs, ou encore des clichés littéraires ou des poncifs. Les topos majeurs en littérature sont la rencontre amoureuse, la déclaration d'amour, ou encore le jardin fermé.
Les termes "lieux communs" ou "clichés" ne sont pas mélioratifs. Ils désignent plutôt quelque chose d'assez facile, de peu recherché. Ainsi, dans les quatre textes du corpus, les écrivains décrivent des jardins fermés. Dès lors se pose la question de savoir si un topos est une marque de faiblesse. L'auteur l'utilise-t-il car il n'a pas d'imagination ? Pourtant, de grands auteurs comme Victor Hugo les ont utilisés.
L'usage d'un topos est-il une faiblesse qui montre le peu d'imagination de l'auteur ? Ne serait-il pas au contraire la marque d'un écrivain génial qui parvient à dépasser les clichés ?
Dans une première partie, nous verrons pourquoi le topos est considéré comme un lieu commun. Dans une seconde partie nous verrons en quoi, certains sujets étant universels, il est logique que certaines scènes reviennent. Enfin, nous montrerons comment le topos peut être révélateur du génie de l'auteur.
Le topos, histoire d'une dévaluation
Le topos, un exercice antique
- Dans l'Antiquité, le topos n'est pas associé à quelque chose de négatif. Au contraire, en rhétorique, ils sont des modèles d'arguments généraux.
- Dans l'Antiquité, on utilise le topos dans le cadre de ce qu'on appelle l'inventif. Cela signifie qu'on l'utilise pour trouver des idées.
- Le topos est ainsi utilisé jusqu'à l'époque classique, donc jusqu'au XVIIe siècle.
Un lieu commun
- À l'époque classique, le topos cesse d'être considéré positivement. Il devient un "lieu commun", et "commun" est alors synonyme de vulgaire, banal et poncif. Ce sont particulièrement les intellectuels de Port-Royal qui se mettent à critiquer le topos.
- On parle aussi de "cliché littéraire". Certaines expressions semblent être particulièrement banales. Ainsi, on trouve de nombreuses critiques à l'encontre de toute comparaison entre la femme et la fleur (surtout en poésie).
- On parle également de poncif, donc d'un travail sans originalité, ou de stéréotypes, d'images trop utilisées. On condamne par exemple "la flamme" dans le théâtre de Racine qui signifie l'amour.
- Aujourd'hui, de nombreux auteurs sont publiés. On peut parler de littérature de genre. Dans la collection Arlequin, le topos n'est pas révélateur du génie de l'auteur. Les mêmes codes sont utilisés pour toutes les scènes de rencontre amoureuse, et les clichés abondent.
- On retrouve des lieux communs dans tous les genres littéraires. En poésie, on peut citer "Mignonne allons voir si la rose" de Ronsard, où le poète compare la femme à la fleur, idée reprise notamment dans "Un dahlia" de Verlaine. Au théâtre, Molière ne cesse d'utiliser le topos d'un personnage caché, écoutant les autres, comme dans Le Malade imaginaire ou Le Tartuffe. Dans le roman, les scènes pastorales comme chez Bernardin de Saint-Pierre ou Jean-Jacques Rousseau, sont très souvent utilisées.
Pourtant, si le topos existe en littérature, c'est car les thèmes abordés dans la fiction sont universels, et reviennent donc.
Des thèmes universels
La littérature un monde limité
- Si le pouvoir de l'imagination peut être puissant, le nombre de thèmes abordés dans les histoires est souvent restreint. Les sujets humains ne sont pas aussi nombreux que ce que l'on pourrait croire, et depuis que la littérature existe, l'Homme se pose les mêmes questions.
- Ainsi, il n'y a pas de renouvellement des sujets car l'Homme, s'il a évolué, n'a pas tellement changé. Il veut toujours comprendre l'amour, la mort, la vie, le crime, etc.
- C'est la raison pour laquelle les mythes antiques parlent encore tellement au XXIe siècle. Les écrivains réécrivent les mythes car les thèmes sont universels. Gide réécrit l'histoire de Thésée, Giraudoux celle d' Œdipe, Sartre la tragédie d'Oreste, et Camus le mythe de Sisyphe. Mais ce n'est pas seulement au XXe siècle que les écrivains réécrivent les mythes. À l'époque classique, Racine et Corneille s'inspirent aussi des mythes antiques.
- De même que les sujets littéraires ne sont pas si nombreux, les formes littéraires sont limitées. Même Rousseau, qui croit écrire quelque chose de novateur avec les Confessions ("former une entreprise qui n'eut jamais d'exemple") est tributaire de l'autobiographie de Saint Augustin. Il a ensuite été imité par Chateaubriand ou encore Alfred de Musset.
- Les topos sont donc naturels en littérature. On raconte les mêmes histoires, on le fait juste différemment.
L'intemporalité des sujets
- Les sujets qui reviennent sont intemporels. Le topos le plus célèbre est celui de la rencontre amoureuse. Pourtant Tristan et Isolde et Roméo et Juliette diffèrent sur de nombreux points. De même, la rencontre amoureuse de Julien Sorel et Mme de Rênal n'est pas la même que celle de Frédéric et Madame Arnoux, pourtant il s'agit de deux jeunes hommes qui tombent amoureux de femmes plus âgées.
- Dans les textes du corpus, les auteurs traitent tous du topos du jardin abandonné. Pourtant, Victor Hugo en fait un texte romantique et puissant, alors que Flaubert préfère s'amuser à nous montrer un jardin plutôt triste transformé par les rêveries d'Emma. Le lyrisme d'Hugo s'oppose à l'ironie de Flaubert. Traitant du même thème, les deux textes sont pourtant profondément différents.
Les mêmes thèmes revenant souvent en littérature, le topos peut être utilisé par des auteurs pour prouver leur génie et leur talent littéraire, et se démarquer des autres.
Le topos, une marque de génie
Un même terreau
- Chaque scène récurrente en littérature est basée sur certains codes qui reviennent.
- Ainsi, dans les textes du corpus, on retrouve le vocabulaire de la nature : "jardin", "broussaille", "épines", "framboises", etc. Les champs lexicaux utilisés sont les mêmes.
- Dans les scènes de rencontre amoureuse, les auteurs utilisent souvent le champ lexical du regard, des portraits physiques très mélioratifs des personnages, parfois leurs premières paroles échangées, qui sont souvent des banalités. Dans Le Rouge et le Noir, Julien et Mme de Rênal sont ainsi subjugués par l'autre, la rencontre est presque magique : "Ce fut comme une apparition". On retrouve cette idée dans La Princesse de Clèves quand les deux personnages se rencontrent au bal.
Des visions transcendantes
- Nous avons évoqué les collections comme Arlequin où les scènes sont souvent identiques et présentent peu d'intérêt. Mais un grand écrivain peut transcender une scène qu'on croit connaître.
- Ainsi, lorsque Victor Hugo écrit la rencontre amoureuse entre Cosette et Marius dans Les Misérables, il reprend tous les codes du genre (regard, idéalisation, etc.) mais en fait une scène remarquable. Le talent littéraire de l'écrivain peut transcender une scène qu'on croit connaître.
- Dans les textes du corpus, les visions des trois auteurs sont très différentes. Dans son texte, Victor Hugo personnifie la nature et insiste sur le côté religieux de la scène. Flaubert insiste au contraire sur une nature ordonnée et rangée, et sur des détails peu reluisants, comme les "cloportes". Enfin, Nerval présente une vision très lyrique d'un jardin qui rappelle l'Antiquité.
- Ainsi, un auteur de talent qui reprend un topos en littérature peut prouver son génie, car il va faire d'une scène qu'on croit connaître une découverte.
Ainsi, le topos est un élément essentiel dans la littérature. Il était perçu de façon positive dans l'Antiquité, mais à partir de l'époque classique il est associé à une faiblesse. En effet, le topos crée des clichés littéraires et des lieux communs dont certains se moquent. La "flamme" de l'amour devient sujet de moqueries. Aujourd'hui, certains genres littéraires sont emprisonnés dans des topos, et les auteurs montrent leur faiblesse de talent en étant incapables de trouver de nouvelles images ou de nouvelles idées.
Mais les thèmes universels étant restreints, il est normal de retrouver les mêmes idées et les mêmes scènes dans la littérature. Un écrivain de génie prouvera son talent en étant capable de raconter au lecteur une scène d'amour d'une façon nouvelle. Sa vision et son don littéraire transcendent alors une scène qui peut devenir un chef-d'œuvre du genre, que les autres auteurs imiteront avant qu'un autre écrivain transforme notre vision.