Polynésie, 2008, voie L
Vous répondrez à cette question dans un développement argumenté en vous appuyant sur les textes qui vous sont proposés, ceux que vous avez étudiés en classe et vos lectures personnelles.
Dans quelle mesure le personnage de roman donne-t-il au lecteur un accès privilégié à la connaissance du cœur humain ?
Texte A : Honoré de Balzac, La Duchesse de Langeais, chapitre II
1834
[Antoinette de Langeais a, pour satisfaire son orgueil, séduit Armand de Montriveau, héroïque général de l'armée de Bonaparte. Elle est parvenue à se l'attacher en le rendant fou d'amour pour elle. Mais parce qu'elle veut "posséder sans être possédée", elle refuse de s'offrir à lui. Un soir, le général se rend chez elle, décidé à la faire céder à son désir.]
– Si tu disais vrai hier, sois à moi, ma chère Antoinette, s'écria-t-il, je veux...
– D'abord, dit-elle en le repoussant avec force et calme, lorsqu'elle le vit s'avancer, ne me compromettez pas. Ma femme de chambre pourrait vous entendre. Respectez-moi, je vous prie. Votre familiarité est très bonne, le soir, dans mon boudoir1 ; mais ici2, point. Puis, que signifie votre je veux ? Je veux ! Personne ne m'a dit encore ce mot. Il me semble très ridicule, parfaitement ridicule.
– Vous ne me céderiez rien sur ce point ? dit-il.
– Ah ! Vous nommez un point, la libre disposition de nous-mêmes : un point très capital, en effet ; et vous me permettrez d'être, en ce point, tout à fait la maîtresse.
– Et si, me fiant en vos promesses, je l'exigeais ?
– Ah ! Vous me prouveriez que j'aurais eu le plus grand tort de vous faire la plus légère promesse, je ne serais pas assez sotte pour la tenir, et je vous prierais de me laisser tranquille.
Montriveau pâlit, voulut s'élancer ; la duchesse sonna, sa femme de chambre parut, et cette femme lui dit en souriant avec une grâce moqueuse :
– Ayez la bonté de revenir quand je serai visible3.
Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femme froide et tranchante autant que l'acier, elle était écrasante de mépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n'étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le front d'Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l'instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l'amour, mais ne s'y donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l'avait été celle de l'Europe.
– Madame, dit Armand, je n'ai pas le temps d'attendre. Je suis, vous l'avez dit vous-même, un enfant gâté. Quand je voudrai sérieusement ce dont nous parlions tout à l'heure, je l'aurai.
– Vous l'aurez ? dit-elle d'un air de hauteur auquel se mêla quelque surprise.
– Je l'aurai.
– Ah ! Vous me feriez bien plaisir de le vouloir. Pour la curiosité du fait, je serais charmée de savoir comment vous vous y prendriez...
– Je suis enchanté, répondit Montriveau en riant de façon à effrayer la duchesse, de mettre un intérêt dans votre existence. Me permettrez-vous de venir vous chercher pour aller au bal ce soir ?
– Je vous rends mille grâces, monsieur de Marsay vous a prévenu4, j'ai promis. Montriveau salua gravement et se retira.
– Ronquerolles5 a donc raison, pensa-t-il, nous allons jouer maintenant une partie d'échecs.
1 Petit salon élégant de dame
2 Montriveau a fait irruption, sans se faire annoncer, dans la chambre à coucher de la duchesse.
3 Quand je vous y autoriserai
4 M'a déjà proposé de venir me chercher
5 Le marquis de Ronquerolles est un "galant", un homme à femmes. C'est lui qui a encouragé Montriveau à se montrer plus exigeant vis-à-vis de la duchesse de Langeais.
Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière
1923
Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment.
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois1. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais d'apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.
1 Au premier rang ; sur un piédestal
Texte C : Albert Cohen, Belle du Seigneur, chapitre LXXXVII
1968
[Ariane a quitté son mari, un homme médiocre, pour vivre le grand amour avec Solal. Exclus de la bonne société, les amants se sont retirés dans un luxueux hôtel de la Côte d'Azur. Une nouvelle journée commence.]
Resté seul, il soupira1. Il la voyait nue chaque jour, et elle croyait devoir le vouvoyer. La pauvre, elle se voulait une amante idéale, faisait de son mieux pour conserver un climat de passion.
Enfin, elle était allée s'habiller, bonne affaire. Dix minutes d'irresponsabilité. Toujours bon à prendre. Oui, mais lorsqu'elle reviendrait, elle poserait la question fatidique2, épée de Damoclès3, lui demanderait quels étaient les projets pour l'après-midi, après l'équitation. Quels nouveaux plaisirs inventer pour camoufler leur solitude ? Il n'y en avait pas de nouveaux. Toujours les mêmes substituts du social4, les mêmes pauvres bonheurs à la portée des bannis, les théâtres, les cinémas, les roulettes de casinos, les courses de chevaux, les tirs aux pigeons, les thés dansants, les achats de robes, les cadeaux.
Et toujours, à la fin de ces expéditions à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo, c'était le dîner raffiné cafardeux, et il fallait parler, trouver de nouveaux sujets, et il n'y en avait plus. Tous les sujets d'Ariane, il les connaissait, savait par cœur l'âme d'élite de la chatte Mousson, la personnalité charmante de la chouette Magali, et tous les redoutables souvenirs d'enfance, le petit chant qu'elle avait inventé, et le rythme de la gouttière, et les gouttes tombant sur la tente de toile orange, et les expéditions à Annemasse pour voir les catholiques, et les déclamations au grenier avec sa sœur, et tout le reste, toujours avec les mêmes mots. On ne pouvait tout de même pas rabâcher ça éternellement. Alors quoi ? Alors, on commentait les dîneurs.
Eh oui, ne fréquentant plus personne et ne pouvant plus commenter des amis, agréable occupation des sociaux, ni parler d'une activité quelconque, puisque ignominieusement chassé5 comme avait dit la Forbes6, il fallait tout de même nourrir la conversation puisqu'on était des mammifères amoureux à langage articulé. Alors voilà, on commentait des dîneurs inconnus, on tâchait de deviner leur profession, leur caractère, leurs sentiments réciproques. Tristes passe-temps des solitaires, espions et psychologues malgré eux.
Et quand on avait fini l'exégèse7 de ces inconnus désirables, inaccessibles et méprisés, il fallait trouver autre chose. Alors on discutait de la robe achetée ou des personnages des romans qu'elle lui lisait le soir. S'apercevait-elle de leur tragédie ? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour.
Mais aujourd'hui, pas le courage de la bourrer de substituts. Tant pis, pas de Cannes, lui faire le coup de la migraine et aller remuer en paix ses orteils chez lui jusqu'à l'heure du dîner. Non, impossible de la laisser se morfondre toute seule dans sa chambre. Mais que lui dire tout à l'heure lorsqu'elle rappliquerait noblement, aimante et parfumée, si pleine de bonne volonté ? Rien à lui dire. Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! Voilà qui était du vivant, du vrai, du solide. Ou encore la voir s'animer parce qu'on était invités ce soir par un sous-brigadier ou un sur-facteur. Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui, et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social. Or, il était un banni, un hors caste. De toute façon, ils ne pouvaient pas se marier puisqu'elle avait déjà un mari. Et puis quoi, elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse, et non pour pondre. Il ne lui restait plus qu'à être un héros passionnel.
1 Il s'agit de Solal.
2 Qui marque une intervention du destin.
3 Danger qui peut s'abattre sur quelqu'un d'un instant à l'autre.
4 Des relations sociales
5 Solal a perdu son poste à la SDN (Société des Nations, ancêtre de l'ONU) parce qu'il est juif (l'intrigue se déroule dans les années 30).
6 Mrs Forbes est une connaissance d'Ariane et de Solal.
7 L'étude, l'analyse
Texte A : Honoré de Balzac, La Duchesse de Langeais, chapitre II
1834
[Antoinette de Langeais a, pour satisfaire son orgueil, séduit Armand de Montriveau, héroïque général de l'armée de Bonaparte. Elle est parvenue à se l'attacher en le rendant fou d'amour pour elle. Mais parce qu'elle veut "posséder sans être possédée", elle refuse de s'offrir à lui. Un soir, le général se rend chez elle, décidé à la faire céder à son désir.]
– Si tu disais vrai hier, sois à moi, ma chère Antoinette, s'écriat- il, je veux...
– D'abord, dit-elle en le repoussant avec force et calme, lorsqu'elle le vit s'avancer, ne me compromettez pas. Ma femme de chambre pourrait vous entendre. Respectez-moi, je vous prie. Votre familiarité est très bonne, le soir, dans mon boudoir1 ; mais ici2, point. Puis, que signifie votre je veux ? Je veux ! Personne ne m'a dit encore ce mot. Il me semble très ridicule, parfaitement ridicule.
– Vous ne me céderiez rien sur ce point ? dit-il.
– Ah ! Vous nommez un point, la libre disposition de nous-mêmes : un point très capital, en effet ; et vous me permettrez d'être, en ce point, tout à fait la maîtresse.
– Et si, me fiant en vos promesses, je l'exigeais ?
– Ah ! Vous me prouveriez que j'aurais eu le plus grand tort de vous faire la plus légère promesse, je ne serais pas assez sotte pour la tenir, et je vous prierais de me laisser tranquille.
Montriveau pâlit, voulut s'élancer ; la duchesse sonna, sa femme de chambre parut, et cette femme lui dit en souriant avec une grâce moqueuse :
– Ayez la bonté de revenir quand je serai visible3.
Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femme froide et tranchante autant que l'acier, elle était écrasante de mépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n'étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le front d'Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l'instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l'amour, mais ne s'y donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l'avait été celle de l'Europe.
– Madame, dit Armand, je n'ai pas le temps d'attendre. Je suis, vous l'avez dit vous-même, un enfant gâté. Quand je voudrai sérieusement ce dont nous parlions tout à l'heure, je l'aurai.
– Vous l'aurez ? dit-elle d'un air de hauteur auquel se mêla quelque surprise.
– Je l'aurai.
– Ah ! Vous me feriez bien plaisir de le vouloir. Pour la curiosité du fait, je serais charmée de savoir comment vous vous y prendriez...
– Je suis enchanté, répondit Montriveau en riant de façon à effrayer la duchesse, de mettre un intérêt dans votre existence. Me permettrez-vous de venir vous chercher pour aller au bal ce soir ?
– Je vous rends mille grâces, monsieur de Marsay vous a prévenu4, j'ai promis. Montriveau salua gravement et se retira.
– Ronquerolles5 a donc raison, pensa-t-il, nous allons jouer maintenant une partie d'échecs.
1 Petit salon élégant de dame
2 Montriveau a fait irruption, sans se faire annoncer, dans la chambre à coucher de la duchesse.
3 Quand je vous y autoriserai
4 M'a déjà proposé de venir me chercher
5 Le marquis de Ronquerolles est un "galant", un homme à femmes. C'est lui qui a encouragé Montriveau à se montrer plus exigeant vis-à-vis de la duchesse de Langeais.
Quelle est la particularité du texte suivant ?
Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière
1923
Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment. D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois1. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais d'apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.
1 Au premier rang ; sur un piédestal
À quel courant littéraire appartiennent les auteurs qui rejettent la psychologie du personnage ?
En France, quel est le premier roman considéré comme psychologique ?
Quel mouvement littéraire insiste sur le développement de la psychologie du personnage ?
Quel plan permet de répondre à cette problématique ?
Au XIXe siècle, c'est l'apogée du genre romanesque. Le personnage de roman prend une grande importance. Il est au cœur du récit. Les romanciers naturalistes, réalistes et romantiques ne partagent pas la même vision du monde ou de la littérature, mais ils se livrent à des descriptions précises de leurs héros et s'intéressent particulièrement à développer leurs pensées, leurs idées, leurs sentiments. Le lecteur a alors accès, comme rarement, au cœur humain. Il peut ainsi s'identifier au personnage. Par ailleurs, la pluralité des héros littéraires permet au lecteur de découvrir différents types d'humains. Toutefois, on peut se demander s'il n'y a pas des limites à cette connaissance de l'Homme au travers des romans.
En quoi le personnage de roman donne-t-il au lecteur un accès privilégié à la connaissance du cœur humain et quelles en sont les limites ?
Dans une première partie, on montrera quels sont les moyens littéraires qu'utilisent les romanciers pour que le lecteur plonge dans l'âme humaine. Dans une seconde partie on abordera les limites de cette connaissance.
Le roman, une plongée dans l'âme humaine
L'accès aux pensées et aux sentiments du personnage
- Le genre romanesque permet l'accès aux pensées du personnage. Dans les trois textes du corpus, le lecteur a accès aux pensées des héros. Ainsi, le narrateur omniscient, dans La Duchesse de Langeais de Balzac, révèle les sentiments d'Armand de Montriveau. Le lecteur apprend que le personnage trouve la duchesse "froide" et "tranchante" à travers l'utilisation du verbe de perception "sentir". Si le dialogue n'avait pas été interrompu par cet extrait narratif, le lecteur n'aurait pas su ce que pensait Armand.
- Dans La Prisonnière de Marcel Proust, le narrateur est le héros du roman, l'ouvrage est écrit à la première personne du singulier. Le lecteur est plongé dans les pensées du héros, qui explique ses sentiments, son "ennuyeux attachement" pour Albertine.
- Ainsi, le roman permet l'accès aux réflexions des protagonistes, à leurs idées, et surtout leurs sentiments. Antoinette de Langeais mène un jeu intriguant de séduction et de promesses non tenues. Son refus dans l'extrait remet en doute toute la réciprocité de la passion entre les deux personnages et son mépris pousse Armand à choisir de renverser le jeu pour qu'elle cède.
L'identification au personnage
- L'accès aux pensées du personnage permet une identification plus aisée avec lui. Ainsi, lorsque Solal évoque ses sentiments pour Ariane, le lecteur peut se reconnaître en lui. L'auteur décrit avec précision les pensées du jeune homme, ses problèmes. Le lecteur sait ainsi que le personnage cherche à fuir son amoureuse, qu'il n'est pas satisfait. Il apprend également qu'il trompe Ariane, qu'il fait semblant d'être heureux.
- L'identification est toutefois beaucoup plus forte dans les romans où le narrateur est le personnage principal, comme dans À la recherche du temps perdu de Proust. L'utilisation de la première personne du singulier renforce le sentiment d'identification.
- De nombreux écrivains utilisent ce procédé, comme Céline dans Voyage au bout de la nuit. L'identification au personnage permet au lecteur de mieux cerner la psychologie de celui-ci.
La pluralité des personnages romanesques
- Si le personnage de roman donne un accès privilégié à la connaissance du cœur humain, c'est surtout parce qu'il est pluriel. En effet, si le lecteur se contente d'un seul livre, il n'apprendra pas beaucoup sur l'âme humaine. Par contre, la multiplication des lectures permet la rencontre avec un grand nombre de personnages romanesques. Le roman lui-même étant pluriel, les caractères des personnages, leur profondeur ou leur complexité varient selon les registres et les esthétiques. On trouve en effet des genres très différents : tragique, romantique, comique, polémique. On trouve également des courants littéraires différents : naturalisme, réalisme, romantisme.
- Avec un personnage comme la princesse de Clèves, le lecteur découvre une jeune femme profondément morale. S'il lit L'Assommoir, il plonge dans les pensées d'une femme déchue. Le lecteur peut côtoyer un jeune homme arriviste comme Julien dans Le Rouge et le Noir, personnage romantique et touchant. Il découvre, avec Bel-Ami de Maupassant, un autre genre de jeune homme arriviste, profondément médiocre.
- La même caractéristique peut donc être traitée de façon différente en fonction des auteurs, comme celle du personnage déçu en amour dont on trouve différentes variations dans les textes du corpus.
Pourtant, le genre romanesque connaît des limites qui empêchent une connaissance totale de l'âme humaine.
Les limites romanesques de l'accès au cœur humain
Une vision de l'auteur
- Le personnage romanesque est le produit d'un écrivain. Le lecteur découvre donc la vision d'un auteur sur un personnage. Si on reprend l'exemple précédent, Stendhal et Maupassant donnent deux visions très différentes d'un jeune homme arriviste.
- Pour Stendhal, Julien est un être romantique, un personnage qui a une vengeance à accomplir, il y a de la grandeur chez lui.
- Pour Maupassant, Bel-Ami est un être médiocre, il est menteur, superficiel et lâche.
- Le lecteur doit cependant être conscient qu'il ne s'agit là que de la vision que se fait un écrivain sur un personnage. Julien incarne l'idée de l'arrivisme selon Stendhal dans Le Rouge et le Noir, et Bel-Ami la vision de l'arrivisme selon Guy de Maupassant..
Des héros hors du commun
- Par ailleurs, certains personnages ne sont pas à dimension humaine. Cela signifie qu'ils sont extraordinaires. Ainsi, il est difficile d'évoquer le cœur humain d'Achille ou Ulysse dans l'Iliade et l'Odyssée de Homère. Ce sont des héros avec des qualités magnifiées.
- Par ailleurs, pendant longtemps, le roman n'a pas développé la psychologie des personnages. Avant La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, le lecteur a accès aux pensées des personnages, mais pas forcément à ses réflexions ou ses sentiments profonds. Ce sont plutôt des pensées simples. Lancelot, dans Lancelot ou le Chevalier à la charrette, n'est pas un personnage complexe.
- Les héros idéalisés ne permettent pas une meilleure connaissance de l'âme humaine. Ils peuvent pousser le lecteur à vouloir se surpasser, se dépasser, être le meilleur possible, mais quelque part ils restent inaccessibles.
La déformation romanesque
- Le roman reste un genre fictionnel. Cela n'est jamais la réalité. Même le réalisme et le naturalisme, qui sont des courants littéraires qui prétendent faire la peinture du réel, produisent des romans fictionnels. L'important est de suivre les péripéties des personnages, de suivre leur évolution, de divertir le lecteur, de l'émouvoir ou de le choquer.
- Le roman n'a pas pour but d'offrir un accès privilégié à la connaissance du cœur humain. Les sentiments, les pensées, les réflexions des personnages sont forcément déformés par les besoins de l'histoire, les besoins fictionnels de l'auteur. Certains écrivains ont d'ailleurs assuré que le roman ne devait pas être psychologique. Ils ont refusé au lecteur l'accès au cœur de leur personnage. C'est le cas d'Alain Robbe-Grillet, écrivain appartenant au courant littéraire du Nouveau Roman.
Ainsi, le roman peut permettre au lecteur de découvrir des idées, des pensées, des sentiments qu'il n'a pas eus ou expérimentés. Le roman permet d'avoir accès à l'intimité d'un personnage, de suivre le déroulement de ses réflexions, l'évolution de ses émotions. En cela, il est un accès privilégié au cœur humain et permet de mieux comprendre l'Homme.
Mais ce n'est pas le but premier du roman. Les écrivains présentent des personnages et des émotions, des sentiments, des réflexions, tels qu'ils les imaginent. Ils mettent cela au service du genre romanesque. Certains personnages peuvent ne pas éclairer le lecteur sur le cœur humain puisqu'ils sont complètement déformés par la fiction. Ils peuvent être trop parfaits ou trop cruels, ou bien ne pas avoir de psychologie propre. Le roman est donc un outil qui peut permettre au lecteur de découvrir le cœur humain, mais il a ses limites.