Adapté de Polynésie, 2008, voie L
Dans les deux extraits suivants, quel regard les narrateurs portent-ils sur les personnages féminins évoqués ?
Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière
1923
[Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment.]
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois1. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.
1 Au premier rang ; sur un piédestal.
Texte C : Albert Cohen, Belle du Seigneur, chapitre LXXXVII
1968
[Ariane a quitté son mari, un homme médiocre, pour vivre le grand amour avec Solal. Exclus de la bonne société, les amants se sont retirés dans un luxueux hôtel de la Côte d'Azur. Une nouvelle journée commence.]
Resté seul, il soupira1. Il la voyait nue chaque jour, et elle croyait devoir le vouvoyer. La pauvre, elle se voulait une amante idéale, faisait de son mieux pour conserver un climat de passion.
Enfin, elle était allée s'habiller, bonne affaire. Dix minutes d'irresponsabilité. Toujours bon à prendre. Oui, mais lorsqu'elle reviendrait, elle poserait la question fatidique2, épée de Damoclès3, lui demanderait quels étaient les projets pour l'après-midi, après l'équitation. Quels nouveaux plaisirs inventer pour camoufler leur solitude ? Il n'y en avait pas de nouveaux. Toujours les mêmes substituts du social4, les mêmes pauvres bonheurs à la portée des bannis, les théâtres, les cinémas, les roulettes de casinos, les courses de chevaux, les tirs aux pigeons, les thés dansants, les achats de robes, les cadeaux.
Et toujours, à la fin de ces expéditions à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo, c'était le dîner raffiné cafardeux, et il fallait parler, trouver de nouveaux sujets, et il n'y en avait plus. Tous les sujets d'Ariane, il les connaissait, savait par cœur l'âme d'élite de la chatte Mousson, la personnalité charmante de la chouette Magali, et tous les redoutables souvenirs d'enfance, le petit chant qu'elle avait inventé, et le rythme de la gouttière, et les gouttes tombant sur la tente de toile orange, et les expéditions à Annemasse pour voir les catholiques, et les déclamations au grenier avec sa sœur, et tout le reste, toujours avec les mêmes mots. On ne pouvait tout de même pas rabâcher ça éternellement. Alors quoi ? Alors, on commentait les dîneurs.
Eh oui, ne fréquentant plus personne et ne pouvant plus commenter des amis, agréable occupation des sociaux, ni parler d'une activité quelconque, puisque ignominieusement chassé5 comme avait dit la Forbes6, il fallait tout de même nourrir la conversation puisqu'on était des mammifères amoureux à langage articulé. Alors voilà, on commentait des dîneurs inconnus, on tâchait de deviner leur profession, leur caractère, leurs sentiments réciproques. Tristes passe-temps des solitaires, espions et psychologues malgré eux.
Et quand on avait fini l'exégèse7 de ces inconnus désirables, inaccessibles et méprisés, il fallait trouver autre chose. Alors on discutait de la robe achetée ou des personnages des romans qu'elle lui lisait le soir. S'apercevait-elle de leur tragédie ? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour.
Mais aujourd'hui, pas le courage de la bourrer de substituts. Tant pis, pas de Cannes, lui faire le coup de la migraine et aller remuer en paix ses orteils chez lui jusqu'à l'heure du dîner. Non, impossible de la laisser se morfondre toute seule dans sa chambre. Mais que lui dire tout à l'heure lorsqu'elle rappliquerait noblement, aimante et parfumée, si pleine de bonne volonté ? Rien à lui dire. Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! Voilà qui était du vivant, du vrai, du solide. Ou encore la voir s'animer parce qu'on était invités ce soir par un sous-brigadier ou un sur-facteur. Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui, et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social. Or, il était un banni, un hors caste. De toute façon, ils ne pouvaient pas se marier puisqu'elle avait déjà un mari. Et puis quoi, elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse, et non pour pondre. Il ne lui restait plus qu'à être un héros passionnel.
1 Il s'agit de Solal.
2 Qui marque une intervention du destin.
3 Danger qui peut s'abattre sur quelqu'un d'un instant à l'autre.
4 Des relations sociales.
5 Solal a perdu son poste à la SDN (Société des Nations, ancêtre de l'ONU) parce qu'il est juif (l'intrigue se déroule dans les années 30).
6 Mrs Forbes est une connaissance d'Ariane et de Solal.
7 L'étude, l'analyse.
Quels sentiments éprouvent les personnages dans les textes suivants ?
Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière
1923
[Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment.]
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois1. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.
1 Au premier rang ; sur un piédestal.
Texte C : Albert Cohen, Belle du Seigneur, chapitre LXXXVII
1968
[Ariane a quitté son mari, un homme médiocre, pour vivre le grand amour avec Solal. Exclus de la bonne société, les amants se sont retirés dans un luxueux hôtel de la Côte d'Azur. Une nouvelle journée commence.]
Resté seul, il soupira1. Il la voyait nue chaque jour, et elle croyait devoir le vouvoyer. La pauvre, elle se voulait une amante idéale, faisait de son mieux pour conserver un climat de passion.
Enfin, elle était allée s'habiller, bonne affaire. Dix minutes d'irresponsabilité. Toujours bon à prendre. Oui, mais lorsqu'elle reviendrait, elle poserait la question fatidique2, épée de Damoclès3, lui demanderait quels étaient les projets pour l'après-midi, après l'équitation. Quels nouveaux plaisirs inventer pour camoufler leur solitude ? Il n'y en avait pas de nouveaux. Toujours les mêmes substituts du social4, les mêmes pauvres bonheurs à la portée des bannis, les théâtres, les cinémas, les roulettes de casinos, les courses de chevaux, les tirs aux pigeons, les thés dansants, les achats de robes, les cadeaux.
Et toujours, à la fin de ces expéditions à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo, c'était le dîner raffiné cafardeux, et il fallait parler, trouver de nouveaux sujets, et il n'y en avait plus. Tous les sujets d'Ariane, il les connaissait, savait par cœur l'âme d'élite de la chatte Mousson, la personnalité charmante de la chouette Magali, et tous les redoutables souvenirs d'enfance, le petit chant qu'elle avait inventé, et le rythme de la gouttière, et les gouttes tombant sur la tente de toile orange, et les expéditions à Annemasse pour voir les catholiques, et les déclamations au grenier avec sa sœur, et tout le reste, toujours avec les mêmes mots. On ne pouvait tout de même pas rabâcher ça éternellement. Alors quoi ? Alors, on commentait les dîneurs.
Eh oui, ne fréquentant plus personne et ne pouvant plus commenter des amis, agréable occupation des sociaux, ni parler d'une activité quelconque, puisque ignominieusement chassé5 comme avait dit la Forbes6, il fallait tout de même nourrir la conversation puisqu'on était des mammifères amoureux à langage articulé. Alors voilà, on commentait des dîneurs inconnus, on tâchait de deviner leur profession, leur caractère, leurs sentiments réciproques. Tristes passe-temps des solitaires, espions et psychologues malgré eux.
Et quand on avait fini l'exégèse7 de ces inconnus désirables, inaccessibles et méprisés, il fallait trouver autre chose. Alors on discutait de la robe achetée ou des personnages des romans qu'elle lui lisait le soir. S'apercevait-elle de leur tragédie ? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour.
Mais aujourd'hui, pas le courage de la bourrer de substituts. Tant pis, pas de Cannes, lui faire le coup de la migraine et aller remuer en paix ses orteils chez lui jusqu'à l'heure du dîner. Non, impossible de la laisser se morfondre toute seule dans sa chambre. Mais que lui dire tout à l'heure lorsqu'elle rappliquerait noblement, aimante et parfumée, si pleine de bonne volonté ? Rien à lui dire. Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! Voilà qui était du vivant, du vrai, du solide. Ou encore la voir s'animer parce qu'on était invités ce soir par un sous-brigadier ou un sur-facteur. Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui, et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social. Or, il était un banni, un hors caste. De toute façon, ils ne pouvaient pas se marier puisqu'elle avait déjà un mari. Et puis quoi, elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse, et non pour pondre. Il ne lui restait plus qu'à être un héros passionnel.
1 Il s'agit de Solal.
2 Qui marque une intervention du destin.
3 Danger qui peut s'abattre sur quelqu'un d'un instant à l'autre.
4 Des relations sociales.
5 Solal a perdu son poste à la SDN (Société des Nations, ancêtre de l'ONU) parce qu'il est juif (l'intrigue se déroule dans les années 30).
6 Mrs Forbes est une connaissance d'Ariane et de Solal.
7 L'étude, l'analyse.
Quel registre littéraire domine dans le texte d'Albert Cohen et non dans le texte de Marcel Proust ?
Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière
1923
[Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment.]
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois1. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.
1 Au premier rang ; sur un piédestal.
Texte C : Albert Cohen, Belle du Seigneur, chapitre LXXXVII
1968
[Ariane a quitté son mari, un homme médiocre, pour vivre le grand amour avec Solal. Exclus de la bonne société, les amants se sont retirés dans un luxueux hôtel de la Côte d'Azur. Une nouvelle journée commence.]
Resté seul, il soupira1. Il la voyait nue chaque jour, et elle croyait devoir le vouvoyer. La pauvre, elle se voulait une amante idéale, faisait de son mieux pour conserver un climat de passion.
Enfin, elle était allée s'habiller, bonne affaire. Dix minutes d'irresponsabilité. Toujours bon à prendre. Oui, mais lorsqu'elle reviendrait, elle poserait la question fatidique2, épée de Damoclès3, lui demanderait quels étaient les projets pour l'après-midi, après l'équitation. Quels nouveaux plaisirs inventer pour camoufler leur solitude ? Il n'y en avait pas de nouveaux. Toujours les mêmes substituts du social4, les mêmes pauvres bonheurs à la portée des bannis, les théâtres, les cinémas, les roulettes de casinos, les courses de chevaux, les tirs aux pigeons, les thés dansants, les achats de robes, les cadeaux.
Et toujours, à la fin de ces expéditions à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo, c'était le dîner raffiné cafardeux, et il fallait parler, trouver de nouveaux sujets, et il n'y en avait plus. Tous les sujets d'Ariane, il les connaissait, savait par cœur l'âme d'élite de la chatte Mousson, la personnalité charmante de la chouette Magali, et tous les redoutables souvenirs d'enfance, le petit chant qu'elle avait inventé, et le rythme de la gouttière, et les gouttes tombant sur la tente de toile orange, et les expéditions à Annemasse pour voir les catholiques, et les déclamations au grenier avec sa sœur, et tout le reste, toujours avec les mêmes mots. On ne pouvait tout de même pas rabâcher ça éternellement. Alors quoi ? Alors, on commentait les dîneurs.
Eh oui, ne fréquentant plus personne et ne pouvant plus commenter des amis, agréable occupation des sociaux, ni parler d'une activité quelconque, puisque ignominieusement chassé5 comme avait dit la Forbes6, il fallait tout de même nourrir la conversation puisqu'on était des mammifères amoureux à langage articulé. Alors voilà, on commentait des dîneurs inconnus, on tâchait de deviner leur profession, leur caractère, leurs sentiments réciproques. Tristes passe-temps des solitaires, espions et psychologues malgré eux.
Et quand on avait fini l'exégèse7 de ces inconnus désirables, inaccessibles et méprisés, il fallait trouver autre chose. Alors on discutait de la robe achetée ou des personnages des romans qu'elle lui lisait le soir. S'apercevait-elle de leur tragédie ? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour.
Mais aujourd'hui, pas le courage de la bourrer de substituts. Tant pis, pas de Cannes, lui faire le coup de la migraine et aller remuer en paix ses orteils chez lui jusqu'à l'heure du dîner. Non, impossible de la laisser se morfondre toute seule dans sa chambre. Mais que lui dire tout à l'heure lorsqu'elle rappliquerait noblement, aimante et parfumée, si pleine de bonne volonté ? Rien à lui dire. Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! Voilà qui était du vivant, du vrai, du solide. Ou encore la voir s'animer parce qu'on était invités ce soir par un sous-brigadier ou un sur-facteur. Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui, et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social. Or, il était un banni, un hors caste. De toute façon, ils ne pouvaient pas se marier puisqu'elle avait déjà un mari. Et puis quoi, elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse, et non pour pondre. Il ne lui restait plus qu'à être un héros passionnel.
1 Il s'agit de Solal.
2 Qui marque une intervention du destin.
3 Danger qui peut s'abattre sur quelqu'un d'un instant à l'autre.
4 Des relations sociales.
5 Solal a perdu son poste à la SDN (Société des Nations, ancêtre de l'ONU) parce qu'il est juif (l'intrigue se déroule dans les années 30).
6 Mrs Forbes est une connaissance d'Ariane et de Solal.
7 L'étude, l'analyse.
Les deux extraits suivants présentent le regard que les narrateurs portent sur la femme aimée. Quel est le point commun aux deux textes ?
Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière
1923
[Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment.]
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois1. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.
1 Au premier rang ; sur un piédestal.
Texte C : Albert Cohen, Belle du Seigneur, chapitre LXXXVII
1968
[Ariane a quitté son mari, un homme médiocre, pour vivre le grand amour avec Solal. Exclus de la bonne société, les amants se sont retirés dans un luxueux hôtel de la Côte d'Azur. Une nouvelle journée commence.]
Resté seul, il soupira1. Il la voyait nue chaque jour, et elle croyait devoir le vouvoyer. La pauvre, elle se voulait une amante idéale, faisait de son mieux pour conserver un climat de passion.
Enfin, elle était allée s'habiller, bonne affaire. Dix minutes d'irresponsabilité. Toujours bon à prendre. Oui, mais lorsqu'elle reviendrait, elle poserait la question fatidique2, épée de Damoclès3, lui demanderait quels étaient les projets pour l'après-midi, après l'équitation. Quels nouveaux plaisirs inventer pour camoufler leur solitude ? Il n'y en avait pas de nouveaux. Toujours les mêmes substituts du social4, les mêmes pauvres bonheurs à la portée des bannis, les théâtres, les cinémas, les roulettes de casinos, les courses de chevaux, les tirs aux pigeons, les thés dansants, les achats de robes, les cadeaux.
Et toujours, à la fin de ces expéditions à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo, c'était le dîner raffiné cafardeux, et il fallait parler, trouver de nouveaux sujets, et il n'y en avait plus. Tous les sujets d'Ariane, il les connaissait, savait par cœur l'âme d'élite de la chatte Mousson, la personnalité charmante de la chouette Magali, et tous les redoutables souvenirs d'enfance, le petit chant qu'elle avait inventé, et le rythme de la gouttière, et les gouttes tombant sur la tente de toile orange, et les expéditions à Annemasse pour voir les catholiques, et les déclamations au grenier avec sa sœur, et tout le reste, toujours avec les mêmes mots. On ne pouvait tout de même pas rabâcher ça éternellement. Alors quoi ? Alors, on commentait les dîneurs.
Eh oui, ne fréquentant plus personne et ne pouvant plus commenter des amis, agréable occupation des sociaux, ni parler d'une activité quelconque, puisque ignominieusement chassé5 comme avait dit la Forbes6, il fallait tout de même nourrir la conversation puisqu'on était des mammifères amoureux à langage articulé. Alors voilà, on commentait des dîneurs inconnus, on tâchait de deviner leur profession, leur caractère, leurs sentiments réciproques. Tristes passe-temps des solitaires, espions et psychologues malgré eux.
Et quand on avait fini l'exégèse7 de ces inconnus désirables, inaccessibles et méprisés, il fallait trouver autre chose. Alors on discutait de la robe achetée ou des personnages des romans qu'elle lui lisait le soir. S'apercevait-elle de leur tragédie ? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour.
Mais aujourd'hui, pas le courage de la bourrer de substituts. Tant pis, pas de Cannes, lui faire le coup de la migraine et aller remuer en paix ses orteils chez lui jusqu'à l'heure du dîner. Non, impossible de la laisser se morfondre toute seule dans sa chambre. Mais que lui dire tout à l'heure lorsqu'elle rappliquerait noblement, aimante et parfumée, si pleine de bonne volonté ? Rien à lui dire. Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! Voilà qui était du vivant, du vrai, du solide. Ou encore la voir s'animer parce qu'on était invités ce soir par un sous-brigadier ou un sur-facteur. Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui, et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social. Or, il était un banni, un hors caste. De toute façon, ils ne pouvaient pas se marier puisqu'elle avait déjà un mari. Et puis quoi, elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse, et non pour pondre. Il ne lui restait plus qu'à être un héros passionnel.
1 Il s'agit de Solal.
2 Qui marque une intervention du destin.
3 Danger qui peut s'abattre sur quelqu'un d'un instant à l'autre.
4 Des relations sociales.
5 Solal a perdu son poste à la SDN (Société des Nations, ancêtre de l'ONU) parce qu'il est juif (l'intrigue se déroule dans les années 30).
6 Mrs Forbes est une connaissance d'Ariane et de Solal.
7 L'étude, l'analyse.
Les deux extraits suivants présentent le regard que les narrateurs portent sur la femme aimée. Quel est le sentiment éprouvé par le narrateur du premier texte mais pas par Solal dans le second ?
Texte B : Marcel Proust, La Prisonnière
1923
[Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment.]
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois1. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.
1 Au premier rang ; sur un piédestal.
Texte C : Albert Cohen, Belle du Seigneur, chapitre LXXXVII
1968
[Ariane a quitté son mari, un homme médiocre, pour vivre le grand amour avec Solal. Exclus de la bonne société, les amants se sont retirés dans un luxueux hôtel de la Côte d'Azur. Une nouvelle journée commence.]
Resté seul, il soupira1. Il la voyait nue chaque jour, et elle croyait devoir le vouvoyer. La pauvre, elle se voulait une amante idéale, faisait de son mieux pour conserver un climat de passion.
Enfin, elle était allée s'habiller, bonne affaire. Dix minutes d'irresponsabilité. Toujours bon à prendre. Oui, mais lorsqu'elle reviendrait, elle poserait la question fatidique2, épée de Damoclès3, lui demanderait quels étaient les projets pour l'après-midi, après l'équitation. Quels nouveaux plaisirs inventer pour camoufler leur solitude ? Il n'y en avait pas de nouveaux. Toujours les mêmes substituts du social4, les mêmes pauvres bonheurs à la portée des bannis, les théâtres, les cinémas, les roulettes de casinos, les courses de chevaux, les tirs aux pigeons, les thés dansants, les achats de robes, les cadeaux.
Et toujours, à la fin de ces expéditions à Cannes, à Nice, à Monte-Carlo, c'était le dîner raffiné cafardeux, et il fallait parler, trouver de nouveaux sujets, et il n'y en avait plus. Tous les sujets d'Ariane, il les connaissait, savait par cœur l'âme d'élite de la chatte Mousson, la personnalité charmante de la chouette Magali, et tous les redoutables souvenirs d'enfance, le petit chant qu'elle avait inventé, et le rythme de la gouttière, et les gouttes tombant sur la tente de toile orange, et les expéditions à Annemasse pour voir les catholiques, et les déclamations au grenier avec sa sœur, et tout le reste, toujours avec les mêmes mots. On ne pouvait tout de même pas rabâcher ça éternellement. Alors quoi ? Alors, on commentait les dîneurs.
Eh oui, ne fréquentant plus personne et ne pouvant plus commenter des amis, agréable occupation des sociaux, ni parler d'une activité quelconque, puisque ignominieusement chassé5 comme avait dit la Forbes6, il fallait tout de même nourrir la conversation puisqu'on était des mammifères amoureux à langage articulé. Alors voilà, on commentait des dîneurs inconnus, on tâchait de deviner leur profession, leur caractère, leurs sentiments réciproques. Tristes passe-temps des solitaires, espions et psychologues malgré eux.
Et quand on avait fini l'exégèse7 de ces inconnus désirables, inaccessibles et méprisés, il fallait trouver autre chose. Alors on discutait de la robe achetée ou des personnages des romans qu'elle lui lisait le soir. S'apercevait-elle de leur tragédie ? Non, elle était une femme bien, ferme en son propos d'amour.
Mais aujourd'hui, pas le courage de la bourrer de substituts. Tant pis, pas de Cannes, lui faire le coup de la migraine et aller remuer en paix ses orteils chez lui jusqu'à l'heure du dîner. Non, impossible de la laisser se morfondre toute seule dans sa chambre. Mais que lui dire tout à l'heure lorsqu'elle rappliquerait noblement, aimante et parfumée, si pleine de bonne volonté ? Rien à lui dire. Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! Voilà qui était du vivant, du vrai, du solide. Ou encore la voir s'animer parce qu'on était invités ce soir par un sous-brigadier ou un sur-facteur. Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. Lui faire des enfants pour lui donner un but en dehors de lui, et un passe-temps aussi ? Mais non, les enfants supposaient mariage et le mariage supposait vie dans le social. Or, il était un banni, un hors caste. De toute façon, ils ne pouvaient pas se marier puisqu'elle avait déjà un mari. Et puis quoi, elle avait tout abandonné pour une vie merveilleuse, et non pour pondre. Il ne lui restait plus qu'à être un héros passionnel.
1 Il s'agit de Solal.
2 Qui marque une intervention du destin.
3 Danger qui peut s'abattre sur quelqu'un d'un instant à l'autre.
4 Des relations sociales.
5 Solal a perdu son poste à la SDN (Société des Nations, ancêtre de l'ONU) parce qu'il est juif (l'intrigue se déroule dans les années 30).
6 Mrs Forbes est une connaissance d'Ariane et de Solal.
7 L'étude, l'analyse.