Adapté de Métropole, 2008, voie S
Vous vous appuierez sur vos lectures personnelles, mais aussi sur les œuvres étudiées en classe.
En partant des textes du corpus, vous vous demanderez si la tâche du romancier, quand il crée des personnages, ne consiste qu'à imiter le réel.
Texte A : Honoré de Balzac, "Le Chef-d'œuvre inconnu"
1832
[L'action de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître Porbus, un célèbre peintre de cour, dans l'espoir de devenir son élève. Arrivé sur le palier, il fait une étrange rencontre.]
Un vieillard vint à monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat1 de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou l'ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina curieusement espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande3 les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l'âme et le corps. Les yeux n'avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4, entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson5, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d'une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre.
1 Rabat : grand col rabattu porté autrefois par les hommes
2 Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3 Affriande : attire par sa délicatesse.
4 Débile : qui manque de force physique, faible.
5 Truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson
6 Pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture.
7 Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c'est-à-dire, les effets de contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnages représentés.
Texte B : Victor Hugo, L'Homme qui rit
1869
[L'action se déroule en Angleterre, à la fin du XVIIe siècle. Enfant, Gwynplaine a été enlevé par des voleurs qui l'ont atrocement défiguré pour en faire un monstre de foire : ses joues ont été incisées de la bouche aux oreilles, de façon à donner l'illusion d'un sourire permanent. Devenu adulte, il se produit dans une troupe de comédiens.]
Quoi qu'il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi.
Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hommes. Par quelle providence ? Y a-t-il une providence Démon comme il y a une providence Dieu ? Nous posons la question sans la résoudre.
Gwynplaine était un saltimbanque. Il se faisait voir en public. Pas d'effet comparable au sien. Il guérissait les hypocondries1 rien qu'en se montrant. […]
C'est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L'espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avant façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s'en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu'il n'avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l'en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C'était un rire automatique, et d'autant plus irrésistible qu'il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu2 ; toutes ses émotions, quelles qu'elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l'aggravaient. Un étonnement qu'il aurait eu, une souffrance qu'il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu'il aurait éprouvée, n'eussent fait qu'accroître cette hilarité des muscles ; s'il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fit Gwynplaine, quoi qu'il voulût, quoi qu'il pensât, dès qu'il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l'éclat de rire foudroyant.
Qu'on se figure une tête de Méduse gaie.
1 Hypocondries : états dépressifs et mélancoliques
2 Moyeu : pièce centrale d'une roue
Texte C : Émile Zola, L'Assommoir
1877
[Dans L'Assommoir, Zola décrit le milieu des ouvriers parisiens. Le roman retrace l'itinéraire de Gervaise, une modeste blanchisseuse. Dans l'extrait suivant, elle rend visite à Goujet, surnommé Gueule-d'Or.]
C'était le tour de la Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue1, les guibolles2 emportées par-dessus les jupes ; elle s'enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l'air sérieux, conduisant quelque menuet3 ancien. Les talons de Fifine tapaient la mesure, gravement, et ils s'enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une science réfléchie, d'abord écrasant le métal au milieu, puis le modérant par une série de coups d'une précision rythmée. Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s'allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d'or, une vraie figure d'or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d'enfant ; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers ; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d'un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient ; il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un Bon Dieu.
1 Bastringue : cabaret
2 Guibolles : jambes (dans la langue populaire)
3 Menuet : danse
Texte D : Marcel Proust, Le Temps retrouvé
1927
[Le Temps Retrouvé est le dernier tome d'À la recherche du temps perdu, vaste fresque dans laquelle l'auteur transpose l'expérience de sa vie. Retiré du monde depuis plusieurs années, le narrateur se rend à une soirée mondaine lors de laquelle il croise d'anciennes connaissances "métamorphosées" par la vieillesse.]
Le vieux duc de Guermantes ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées avec elle1. Mais aujourd'hui, il vint un instant pour la voir, malgré l'ennui de rencontrer sa femme. Je ne l'avais pas aperçu et je ne l'eusse sans doute pas reconnu, si on ne me l'avait clairement désigné. Il n'était plus qu'une ruine, mais superbe, et moins encore qu'une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée montante de la mort qui la circonvenaient2, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j'avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques3 trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce qu'à l'expression de finesse et d'enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s'en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l'être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d'une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, à l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort.
1 Il s'agit d'Odette, sa maîtresse.
2 Circonvenir : agir sur quelqu'un avec ruse, pour parvenir à ses fins
3 Têtes antiques : sculptures de la tête
À quelle figure de style Zola a-t-il recours de façon récurrente dans l'extrait ci-dessous tiré de L'Assommoir ?
Texte C : Émile Zola, L'Assommoir
1877
[Dans L'Assommoir, Zola décrit le milieu des ouvriers parisiens. Le roman retrace l'itinéraire de Gervaise, une modeste blanchisseuse. Dans l'extrait suivant, elle rend visite à Goujet, surnommé Gueule-d'Or.]
C'était le tour de la Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue1, les guibolles2 emportées par-dessus les jupes ; elle s'enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l'air sérieux, conduisant quelque menuet3 ancien. Les talons de Fifine tapaient la mesure, gravement, et ils s'enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une science réfléchie, d'abord écrasant le métal au milieu, puis le modérant par une série de coups d'une précision rythmée. Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s'allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d'or, une vraie figure d'or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d'enfant ; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers ; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d'un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient ; il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un Bon Dieu.
1 Bastringue : cabaret
2 Guibolles : jambes (dans la langue populaire)
3 Menuet : danse
Quel plan permet de répondre à cette problématique ?
Dans l'extrait tiré de la nouvelle "Le Chef-d'œuvre inconnu" de Balzac, en quoi l'auteur s'éloigne-t-il de son entreprise réaliste ?
Texte A : Honoré de Balzac, "Le Chef-d'œuvre inconnu"
1832
[L'action de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître Porbus, un célèbre peintre de cour, dans l'espoir de devenir son élève. Arrivé sur le palier, il fait une étrange rencontre.]
Un vieillard vint à monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat1 de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou l'ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina curieusement espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande3 les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l'âme et le corps. Les yeux n'avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4, entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson5, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d'une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre.
1 Rabat : grand col rabattu porté autrefois par les hommes
2 Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3 Affriande : attire par sa délicatesse.
4 Débile : qui manque de force physique, faible.
5 Truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson
6 Pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture.
7 Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c'est-à-dire, les effets de contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnages représentés.
En quoi la description que Victor Hugo fait de Gwynplaine est-elle hyperbolique ?
Texte B : Victor Hugo, L'Homme qui rit
1869
[L'action se déroule en Angleterre, à la fin du XVIIe siècle. Enfant, Gwynplaine a été enlevé par des voleurs qui l'ont atrocement défiguré pour en faire un monstre de foire : ses joues ont été incisées de la bouche aux oreilles, de façon à donner l'illusion d'un sourire permanent. Devenu adulte, il se produit dans une troupe de comédiens.]
Quoi qu'il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi.
Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hommes. Par quelle providence ? Y a-t-il une providence Démon comme il y a une providence Dieu ? Nous posons la question sans la résoudre.
Gwynplaine était un saltimbanque. Il se faisait voir en public. Pas d'effet comparable au sien. Il guérissait les hypocondries1 rien qu'en se montrant. […]
C'est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L'espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avant façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s'en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu'il n'avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l'en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C'était un rire automatique, et d'autant plus irrésistible qu'il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu2 ; toutes ses émotions, quelles qu'elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l'aggravaient. Un étonnement qu'il aurait eu, une souffrance qu'il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu'il aurait éprouvée, n'eussent fait qu'accroître cette hilarité des muscles ; s'il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fit Gwynplaine, quoi qu'il voulût, quoi qu'il pensât, dès qu'il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l'éclat de rire foudroyant.
Qu'on se figure une tête de Méduse gaie.
1 Hypocondries : états dépressifs et mélancoliques
2 Moyeu : pièce centrale d'une roue
À quoi est associé le duc de Guermantes dans le texte de Proust ?
Texte D : Marcel Proust, Le Temps retrouvé
1927
Le Temps Retrouvé est le dernier tome d'A la recherche du temps perdu, vaste fresque dans laquelle l'auteur transpose l'expérience de sa vie. Retiré du monde depuis plusieurs années, le narrateur se rend à une soirée mondaine lors de laquelle il croise d'anciennes connaissances "métamorphosées" par la vieillesse.
Le vieux duc de Guermantes ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées avec elle1. Mais aujourd'hui, il vint un instant pour la voir, malgré l'ennui de rencontrer sa femme. Je ne l'avais pas aperçu et je ne l'eusse sans doute pas reconnu, si on ne me l'avait clairement désigné. Il n'était plus qu'une ruine, mais superbe, et moins encore qu'une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d'avancée montante de la mort qui la circonvenaient2, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j'avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques3 trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d'orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu'autrefois, non seulement à cause de ce qu'elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce qu'à l'expression de finesse et d'enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s'en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l'être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l'approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d'une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, à l'éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort.
1 Il s'agit d'Odette, sa maîtresse.
2 Circonvenir : agir sur quelqu'un avec ruse, pour parvenir à ses fins
3 Têtes antiques : sculptures de la tête
Quel auteur est le chef de file du mouvement réaliste ?
Quel adjectif convient pour définir les héros des romans de chevalerie ?
Quel auteur est le chef de file du mouvement naturaliste ?
Au XIXe siècle, le roman devient le genre littéraire le plus apprécié des lecteurs. De nombreux courants littéraires apparaissent, dont le réalisme et le naturalisme. Les écrivains définissent de nouvelles caractéristiques romanesques et le personnage prend de plus en plus d'importance. Il devient central. Des auteurs comme Zola, Balzac ou encore Flaubert insistent sur le caractère réaliste qu'un personnage doit revêtir. Ainsi, le physique et la psychologie du personnage doivent être finement détaillés, le lecteur doit pouvoir comprendre de quel milieu social il vient, ses motivations, son parcours. Pour reprendre le mot de Stendhal, qui considère que le roman est un "miroir qu'on promène le long d'un chemin", le personnage devient un reflet de la réalité. En créant ses personnages, l'écrivain tente d'imiter le réel.
Toutefois, le personnage n'a pas toujours été réaliste. Les héros des poèmes épiques de l'Antiquité, comme Hercule ou Ulysse, ne sont pas des êtres qui reflètent la réalité humaine. De même, après le XIXe siècle, le personnage est remis en question. Même les auteurs qui assurent vouloir peindre les hommes tels qu'ils sont ne peuvent pas oublier qu'ils sont aussi, peut-être même avant tout, des écrivains qui jouent avec la réalité.
Dans quelle mesure le romancier imite-t-il le réel en créant ses personnages ?
Dans une première partie, nous verrons en quoi le personnage est un miroir de l'Homme. Dans une seconde partie, nous montrerons comment les romanciers transposent toujours le réel en écrivant des personnages, qui peuvent parfois échapper au réel.
Le personnage comme miroir de l'Homme
Le personnage inspiré de la réalité
- Si les personnages paraissent parfois réalistes, c'est parce qu'ils puisent leur essence dans la réalité. Dans ce cas, le romancier s'inspire fortement de la réalité.
- Les personnages peuvent être réalistes car ils s'appuient sur des personnages historiques. C'est le cas dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette ou dans Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas qui mettent respectivement en scène le duc de Nemours et Louis XIII.
- Les personnages peuvent être réalistes car ils sont inspirés de faits divers. C'est le cas de Julien dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, et d'Emma dans Madame Bovary de Flaubert.
- Les personnages peuvent également paraître réalistes car les auteurs s'inspirent d'eux-mêmes pour les écrire. C'est le cas du héros dans À la recherche du temps perdu de Proust, ou encore de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline.
Le personnage comme représentation d'un milieu
- Le personnage peut représenter un milieu social, une société. Dans ce cas, l'auteur étudie le réel et tente de doter son personnage des caractéristiques de son milieu. Par exemple, dans Les Misérables, Victor Hugo utilise le discours direct pour retranscrire directement le langage des Thénardier : "Une belle grâce qu'elle nous fait là ! que veut-elle que nous fassions avec ses sept francs ?".
- Les auteurs réalistes et naturalistes ont particulièrement cherché à faire des "personnages sociaux". Pour cela, ils se documentent de façon très poussée. Ainsi, Zola remplit des carnets entiers quand il rédige Germinal, roman sur le milieu des mineurs. De même, Flaubert étudie longuement les mœurs des bourgeois de province avant de rédiger Madame Bovary. Les personnages paraissent réalistes car ils ont une identité sociale, caractérisée par le langage, les vêtements, les noms, le métier qu'ils exercent, etc.
- Le but des auteurs qui font de leurs personnages des archétypes d'un milieu social, des représentants d'une société, est bien d'imiter le réel. Zola notamment entend prouver que les hommes sont le produit de leur milieu social et familial. Il faut donc que le personnage soit un miroir de cette réalité. On retrouve cette conception du personnage jusqu'au XXe siècle, avec Proust qui témoigne de la société mondaine française dans À la recherche du temps perdu.
Le personnage réaliste : identification et apprentissage du lecteur
- Si le romancier décide d'imiter le réel et de donner à son personnage des caractéristiques que le lecteur peut associer à une certaine époque ou un certain milieu, c'est parce que cela permet de maintenir ce que Roland Barthes appelle "l'effet de réel". Le personnage est un point d'ancrage pour le lecteur. Ce dernier se reconnaît plus facilement dans un héros comme Julien dans Le Rouge et le Noir, qui est entièrement décrit (physique, moral, origines sociales, etc.) que dans un personnage de conte de fées sans liens avec la réalité comme la Reine des neiges dans le conte éponyme. Le lecteur adhère plus aisément au récit.
- Surtout, si un personnage est très réaliste, il peut permettre au lecteur d'en apprendre plus sur l'Homme. C'est le but non caché de Zola qui écrit qu'au bout de la lecture d'un roman "il y a la connaissance de l'Homme".
Le roman a connu son apogée en France au XIXe siècle. C'est à cette époque que le personnage de roman devient très réaliste, ancré dans un certain milieu. Mais les romanciers ne proposent pas seulement des personnages miroirs de la réalité.
Le personnage comme transposition ou dépassement du réel
Le personnage réaliste : un projet voué à l'échec
- Le projet réaliste, mais aussi le projet naturaliste, de certains écrivains, est voué à l'échec. En effet, la littérature métamorphose toujours le réel, le dépasse, en le sublimant ou en le dégradant.
- Les personnages ne sont jamais purement des imitations du réel. Ainsi, dans la nouvelle "Le Chef-d'œuvre inconnu", Balzac décrit le vieux peintre comme un être presque fantastique ("couleur fantastique"). Dans La Fortune des Rougon, Zola fait du peuple en révolte une armée puissante et indestructible liée aux forces de la nature.
- Les auteurs utilisent souvent des figures de style pour décrire leurs personnages. Ils peuvent alors exagérer. C'est le cas de Zola dans L'Assommoir qui décrit son personnage avec des hyperboles : "large à y coucher une femme de travers", "qui paraissaient copiés sur ceux d'un géant", "des montagnes de chair roulant", "comme un Bon Dieu".
- Ainsi, le personnage est toujours une création littéraire. Il n'est pas simplement un miroir de la réalité. L'écriture le transcende. Dans Le Temps retrouvé, Proust fait du duc de Guermantes une métaphore des ruines et des statues antiques. Il est, à lui tout seul, une œuvre-d'art.
Des personnages hors normes
- Certains écrivains n'ont pas pour but d'imiter des personnages de façon fidèle. Ils veulent amuser le lecteur, le divertir. Ils écrivent alors des personnages hors normes, qui ne sont pas du tout calqués sur la réalité.
- Les écrivains créent des univers étranges, fantastiques et magiques. Dans la littérature heroic fantasy, dont Le Seigneur des anneaux de Tolkien est le plus célèbre exemple, les personnages ne sont pas réalistes, il y a des elfes et des hobbits.
- Dans les romans de chevalerie, les héros n'ont pas une psychologie très développée. Ils sont uniquement caractérisés par leur courage ou leur force, à l'image des héros de l'Antiquité. C'est le cas de Lancelot.
- Aux XVIIe et XVIIIe siècles, de nombreux personnages sont idéalisés. Ils représentent des vertus morales. C'est le cas de la princesse de Clèves dans le roman éponyme de Madame de Lafayette, figure de la vertu, ou encore de Julie dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Les personnages correspondent à un idéal. Ils sont des modèles à suivre, et non pas des imitations d'hommes réels.
- Il existe aussi des personnages complètement burlesques, comme les héros Gargantua et Pantagruel de Rabelais, et des personnages terriblement mauvais, comme les méchants dans les romans d'aventures d'Alexandre Dumas.
Le personnage-idée
- Certains personnages ne sont même pas des êtres de chair et de sang. On parle de personnages-idée dans le sens où ils incarnent une idée. La situation sociale du personnage, son aspect physique, sa vie importent moins que l'argument de l'écrivain. Le personnage sert l'entreprise didactique de l'auteur. C'est le cas dans La Peste, où Camus utilise ses personnages pour dénoncer le mal sous la forme du totalitarisme.
- Les personnages du Nouveau Roman sont dépourvus de relief. Le but des écrivains de ce courant n'est plus de représenter la réalité des hommes, de créer des personnages qui imitent le réel. Les personnages sont souvent désincarnés et n'ont pas de réelle identité. C'est le cas de tous les personnages dans Le Planétarium de Nathalie Sarraute.
Lorsqu'il crée un personnage, l'écrivain n'a pas seulement pour but d'imiter le réel. Certains auteurs déclarent qu'il s'agit de leur entreprise littéraire que de "faire concurrence à l'état civil". Mais même les auteurs réalistes et naturalistes, qui détaillent avec minutie toutes les caractéristiques physiques, morales et sociales de leurs personnages, transposent toujours le réel. L'écriture est toujours acte de création artistique, et en cela elle se démarque toujours du réel. Les personnages qui naissent sous la plume des écrivains sont le reflet d'une certaine idée de la littérature, d'un style particulier.
Il ne faut pas oublier que certains écrivains n'ont absolument pas pour projet d'imiter le réel. Au contraire, ils veulent uniquement faire rêver leurs lecteurs et les emmener dans des univers fantastiques peuplés de créatures inhumaines et fascinantes. D'autres encore préfèrent offrir des modèles à suivre et donnent à leurs personnages toutes les qualités humaines. Certains romanciers s'intéressent davantage à l'action, et font de leurs personnages des héros qui peuvent braver toutes les épreuves, sans chercher à les rendre réalistes. Même si la tradition romanesque française est tournée vers le réel, le personnage de roman reste un élément d'une œuvre littéraire, et en cela il dépasse toujours la réalité.